Les réverbères : arts vivants

Manifeste queer contre la « norme »

Sur la scène de répétition du Théâtre Grand-Champ, avant deux représentations au Festival de la Cité puis en tournée, les mots de Lou Lepori résonnent dans le corps et la voix de Cédric Leproust, accompagné par le piano de Marc Berman. Insuline, un flot de paroles puissant pour dire le corps queer et la douleur face aux injonctions à la « norme ».

Dans la pénombre de la salle, les notes de piano de Marc Berman résonnent. Mais quelque chose cloche : on perçoit des effets électroniques, des distorsions, le bruit des cordes qui grincent. Quelque chose n’ira pas bien dans cette histoire. Puis, Cédric Leproust débarque, dans sa tenue de cow-boy, symbole de la candeur de l’enfance. Son monologue débute avec ces mots : « ceci est mon corps / pédé violé diabétique / et j’ai tout dit / je peux partir n’est-ce pas / faites vos jeux rien ne / pardon je suis infâme ». Le diagnostic du diabète fait remonter le passé : ce grand-père qui souffrait de la même maladie, mais aussi les violences subies, physiques comme mentales, à travers différentes injonctions auxquels iel – ce personnage queer interprété par Cédric Leproust – doit faire face. Insuline est un véritable cri du cœur, le premier de la « Trilogie de l’Abus » imaginée par Lou Lepori.

Trouver le flow dans le flot

Le texte de Lou Lepori se présente comme un monologue, en flot continu, comme des pensées qui se déversent et dépassent parfois iel qui les prononce. Il faut à cet égard souligner l’impressionnante performance de Cédric Leproust, qui se laisse embarquer et emporter par ce flot. Iel essaie de le contrôler, en revenant sur certains passages, reprononçant certains mots. Dans cette dimension cyclique, on comprend comment les pensées tournent en boucle dans sa tête. Des paroles qui ne demandent qu’à sortir, comme on le lui a dit : « on m’a dit ça suffit / faut juste tout déballer / puis ok / puis ça ira / ça ira mieux / rien que ça / comme si c’était si simple ». Alors, iel passe par toutes les émotions : tristesse, colère, sentiment d’injustice, peur, forme de mutisme lorsque certains mots refusent d’être prononcés… tout s’enchaîne de manière si naturelle qu’on se demande parfois si on est encore au théâtre ou si on assiste à la longue plainte de iel, qui a tant souffert, comme à celle d’une personne réelle qui témoignerait sous nos yeux.

Les mots sont accompagnés par le piano de Marc Berman, qui nous rappelle John Cale par moments, avec ce son à l’apparence expérimentale, mais qui en dit tant sur l’état intérieur du personnage. Durant tout le spectacle, il soutient la parole, l’appuyant, l’atténuant ou la faisant résonner différemment. La musique se fait alors le pendant du déversement de paroles, avec ce côté grinçant omniprésent. Elle exprime ce que les mots et le personnage ne peuvent exprimer. Il arrive même que le musicien et iel entrent en osmose, comme lorsque iel fait grincer les cordes, se rapprochant métaphoriquement de ce grand-père avec lequel iel cherche à entrer en contact, pour s’en défaire. Comme si ledit grand-père se trouvait là, dans ce piano, et qu’iel devait le confronter. On comprend alors que, dans ce flot de paroles, iel et le musicien découvrent enfin le flow, cette manière de faire vivre le texte, comme deux facettes indissociables d’un même être.

Âme bloquée doit grandir

Avec son costume de cowboy, iel nous rappelle ce côté enfantin dans lequel iel est resté bloqué·e à cause des événements subis. Des événements enfouis qui doivent ressortir par le biais de la parole, qui agit comme une catharsis. C’est pour iel le seul moyen d’avancer désormais, tant les injonctions sociales, familiales, médicales et même légales ne le permettent pas. Iel nous rappelle par exemple que le viol n’était considéré, jusqu’en 2024, que par pénétration vaginale. Tout autre orifice ne comptait pas. Alors, avec l’arrivée du diagnostic de diabète, le corps doit se libérer, doit faire sortir cette parole si difficile :

« juste le cri du corps qui refuse / qui tombe en panne / dans sa panne de désir et de santé / mais c’est quoi cette santé / que vous utilisez pour l’humiliation / et encore pire pour les bûchers / dressés contre les corps et les âmes malchanceuses / malséantes / mal adaptées / bicéphales / culs-de-jatte / culs trompettes à l’ancienne / notre cri n’est pas revendication / il est solitude / mon cri. »

Car ce cri qu’iel nous balance à la figure est celui d’un corps en souffrance, l’expression d’années de silence, de solitude, enfouies depuis si longtemps, et qu’il faut désormais extérioriser pour dénoncer la domination subie, et enfin grandir. Alors, le pianiste agit comme le pendant, non seulement dans l’extériorisation de ces mots, mais aussi dans sa symbolique. Dans son costume blanc, il représente la pureté, l’innocence, la paix : tout ce qu’a perdu iel et qu’iel cherche à retrouver. Mais il faut d’abord passer par tant de choses : reconnecter avec ce grand-père, accepter les similitudes dues à la transmission, replonger dans le passé… Le tout se fait inévitablement dans la douleur et la souffrance, avant de pouvoir avancer. Le texte comme le fond d’Insuline présentent une puissance rare, qui retourne, bouleverse et touche au cœur et au corps.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Insuline, de Lou Lepori, au Festival de la Cité les 3 et 4 juillet 2025, puis aux Pulloff Théâtres du 26 au 29 mars 2026, du 26 mai au 7 juin 2026 au Théâtre du Galpon, et les 12 et 13 juin 2026 au Centre Culturel ABC de La Chaux-de-Fonds.

Mise en scène et scénographie collectives

Co-mise en scène : François Renou

Avec Cédric Leproust et Marc Berman

Musique : Marc Berman

Costumes :  Isa Boucharlat

Lumière et direction technique :  Nidea Henriques

Son : Benjamin Vicq

Administration et production :  Gwénaëlle Lelièvre

https://festivalcite.ch/fr/p/insuline/

https://www.pulloff.ch/insuline/

Photos : ©Anne Colliard

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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