Les réverbères : arts vivants

Danse de la complexité

Il y a des saisons qui avancent comme des évidences, d’un pas sûr, affirmées, presque trop. Et d’autres qui cherchent, trébuchent, doutent, résistent. Dominée par le tellurique « Vagabundos »,la demi-saison de l’ADC Genève appartient à cette deuxième catégorie.

Dans les lignes de fuite et les tensions qu’elle dessine, elle raconte bien plus que de simples spectacles : elle dit l’état d’un monde, les fractures d’un corps contemporain, l’urgence de ne pas faire comme avant. Le geste inaugural est signé Yasmine Hugonnet, qui, avec 1000&1 BPM _ Odyssée, entraîne les danseur·euse·s du Ballet du Grand Théâtre de Genève dans une traversée polyrythmique des affects.

Cela s’annonce ample, physique, généreux. On sent le souffle long d’un travail rigoureux, la volonté de bâtir une forme qui ne s’épuise pas dans la virtuosité. Pourtant, malgré l’engagement manifeste des interprètes, quelque chose devrait résister à l’émotion. Le trop-plein d’intentions – rythmes, pulsations, synchronicités, vulnérabilités? Le travail de la chorégraphe suisse gagne en densité quand elle laisse de l’espace: dans ces respirations, un battement d’humanité surgit.

Dancehall et décolonisation

À l’opposé du spectre, 1GUH WATCH, emmené par Tamara Alegre et un collectif de pointures du dancehall, déboule comme un souffle de liberté crue. Pas de frontière entre plateau et piste de club, entre danseur·euse·s et public. Ici, on fête, on proteste, on transmet. Le propos est limpide, le geste sans fard. Chaque interprète irradie une intensité propre, une manière de dire : je suis là, entier/entière, et je danse pour me souvenir.

Le dispositif, lui, frôle parfois la saturation – vidéos projetées, interviews, sons puissants –mais cette profusion fait corps avec le projet : embrasser le trop-plein comme un acte politique. C’est moins une pièce de danse qu’un manifeste vivant, festif et subversif. Et dans le chaos joyeux de 1GUH WATCH, une chose frappe, le refus de traduire. On n’explique pas le dancehall. On l’habite.

Puis vient Soa Ratsifandrihana, avec Fampitaha, fampita, fampitàna. Ici, la danse devient enquête. Quatre corps diasporiques – dont le sien – s’interrogent, comparent, transmettent, rivalisent. Tout est tissé, imbriqué : costumes coloniaux qu’on ôte peu à peu, récits d’origines, groove contagieux. La pièce documente en dansant, met à jour les plis de l’histoire, ceux que la peau retient.

On y voit des fragments de Madagascar, d’Haïti, de la Guadeloupe. Mais surtout, on y entend le désir d’un « nous » pluriel, non unifié, toujours à construire. Soa Ratsifandrihana ne signe pas seulement une création collective, elle sculpte un espace de réparation – joyeux, précis, percutant.

Choralité lancinante

Le souffle est plus choral encore avec Vagabundus du chorégraphe mozambicain Idio Chichava. Treize interprètes sur un plateau nu. Aucune image spectaculaire, pas de costumes flamboyants, juste les corps et leur mémoire. La pièce avance à la manière d’une procession vivante : résistante, pleine de chants, de poussière, d’une énergie indomptable. Treize interprètes occupent l’espace, en mouvement perpétuel, un corps multiple vibrant, chantant, frappant du pied comme pour affirmer une présence, une mémoire, un territoire.

Ici, pas de pathos ni de récit de l’exil en mode mineur. Le chorégraphe mozambicain convoque d’autres histoires, d’autres rythmes. Il parle d’élan, de circulation, de brassage. La migration, c’est une fête, un rite, une dynamique collective qui soude les corps autant qu’elle les singularise.

Danses rituelles

La gestuelle puise dans les danses rituelles makondé, dans les postures zouloues, dans des éclats de gospel, voire dans des trames baroques, sans jamais chercher à faire joli ou démonstratif. C’est organique, terrien, parfois rude, souvent hypnotique. On pense à des corps qui portent quelque chose de plus vaste qu’eux – une mémoire, un peuple, une musique de l’intérieur. Le chant est au cœur de tout. Il sort du ventre, des pieds, des bouches, en plein saut ou allongé sur le dos.

Et c’est là que Chichava frappe juste. L’artiste ne sépare pas les disciplines, il parle de corps global – ce corps qui pense, vit, danse et chante en même temps. Certains moments saisissent par leur puissance simple : une ligne de bras tendus vers le ciel, un groupe ramassé en masse compacte, un danseur seul qui martèle le sol dans une rythmique folle. Ce sont des images fortes, pas symboliques mais physiques, gravées dans les corps, comme dans la rétine du spectateur.

Enfin, Armin Hokmi referme ce cycle avec Shiraz, pièce tout en douceur obstinée, ultra-graphique et formelle. Six danseur·euse·s, sur un plateau dépouillé, tissent une toile hypnotique à partir de presque rien : des piétinements, des bras levés, une lumière changeante. On pourrait croire à une abstraction froide et un éloge de motifs repris en boucle sur un canevas minimaliste et sériel.

Mais dans la lenteur assumée de Shiraz, quelque chose finit par apparaître: une vulnérabilité, un recueillement, un hommage à un festival disparu, à un Iran rêvé, à la danse comme résistance discrète mais tenace. Rien n’est spectaculaire ici, et c’est cette discrétion même qui remue épisodiquement.

Bertrand Tappolet

La programmation complète et les détails de chaque spectacle sont à retrouver sur le site du Pavillon ADC.

Photos : ©Harilay-Rabenjamina pour 1GUH WATCH ; ©Nadja-Krüger pour Shiraz ; ©Mariano Silva pour Vagabundos ; ©Anne Laure Lechat pour Yasmine Hugonnet.

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