Les réverbères : arts vivants

Matrices : transmission et perspectives – 1ère partie

Alors que les représentations publiques de Matrices à la Parfumerie ont dû être annulées, la Cie GlitzerFabrik a tout de même continué à travailler, et a même ajouté un aspect cinématographique à son projet, avec la création d’un essai documentaire. Première partie de la rencontre avec Clea Eden, autrice de de la pièce et comédienne, Charlotte Riondel, metteuse en scène et Sophie Dascal, réalisatrice.

La Pépinière : Bonjour à toutes les trois, et merci de me recevoir un samedi matin ! Nous sommes donc là pour parler de Matrices, malheureusement annulé pour les raisons que l’on connaît. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce spectacle ?

Charlotte Riondel : C’est un spectacle que nous préparons depuis déjà deux ans et demi. Tout est parti d’une interview de nos mères à Clea et moi. Avec elle, nous avons parlé de naissances et de comment elles vivent leur créativité. On savait qu’on voulait faire un spectacle à partir de cela, mais on ne savait pas encore quelle forme il prendrait. Ces interviews nous ont ainsi donné beaucoup de matériel. L’intérêt principal réside dans les anecdotes de vie qu’elles nous ont racontées. Cela nous ramène finalement à notre métier, dans lequel on ne fait que se raconter, par divers biais, que ce soit par des aspects personnels, des mythes ou histoires qui nous forgent, en tant qu’individu ou société. Finalement, c’est la question de la transmission qui a retenu notre attention : qu’est-ce qu’on transmet, comment on le transmet ? Ou au contraire, qu’est-ce qu’on ne transmet pas et pourquoi ? Qu’est-ce qu’on nous a transmis aussi ? Vaste question…

La dramaturgie de la pièce propose trois niveaux de réalité. Il y a d’abord une mise en abîme, avec l’histoire de deux comédiennes qui travaillent sur un spectacle et comment elles créent. Il y a ensuite la fiction, avec cette jeune fille (interprétée par Danae Dario) qui part en quête dans la forêt, après l’effacement de toute forme de mémoire digitale, suite à un orage magnétique qui a supprimé toutes les données. Dans la forêt, elle cherche à réenregistrer sa mémoire intime. Enfin, il y a le conte raconté par la mère de cette jeune fille, avec cette femme-cerf qui se transforme au fil des saison. Il y a un aspect mythique dans cette histoire. Donc Clea a écrit le texte à partir de cette trame. La difficulté qui s’est présentée était de réussir à faire cohabiter la parole brute, celle de la réalité, avec la fiction. Comment récrire et inventer une histoire à partir de cela. Notre défi a donc été créer une interaction entre les deux.

La Pépinière : Lorsque Clea m’a contacté pour me parler de ce projet, j’ai perçu une très grande motivation. Tu m’écrivais que cela vous tenait à cœur de donner vie à cette pièce et de ne pas baisser les bras face aux difficultés. C’est un discours que je trouve très engagé et courageux. C’est un message que vous voulez faire passer ?

Clea Eden : La décision de continuer à créer a été rapidement prise. C’est un spectacle qui touche la transmission, celle de nos mères, mais aussi la nôtre. On peut aussi avoir peur de donner la vie dans le monde actuel, avec cet avenir bouleversé par le changement climatique. C’est pour ça aussi, pour rebondir sur ce que disait Charlotte, que j’avais envie d’insérer une catastrophe, mais qui ne soit pas destructrice. Avec l’impossibilité qu’il y a actuellement, au vu des décisions sanitaires, de transmettre, on a tendance, tous, à se replier sur nous-mêmes. On trouve donc que c’est d’autant plus important de faire ce spectacle en ce moment, au vu de cette thématique de la transmission. Au final, tout s’est fait très intuitivement, même la collaboration avec Sophie. On se rend compte à quel point ce partage est important et que c’est là le sens de cet art vivant. Au final, le spectacle est plus né des tripes que de l’intellectualisation. Dans Matrices, il fallait aussi construire le passage de quelque chose de très intime à un propos plus universel. Il est donc essentiel pour nous de pouvoir le partager à d’autres.

Charlotte Riondel : Je dirais qu’il faut prendre du plaisir dans ce processus de création. C’est pour ça qu’on s’est autorisé à se donner du temps, pour avoir du recul aussi sur ce qu’on fait. Ce qui fait d’ailleurs totalement sens dans ce processus de gestation, qui est aussi une thématique du spectacle, puisqu’il y est entre autres question de ça.

Clea Eden : Cette fille qui s’enregistre, c’est aussi une réflexion sur comment se battre face à une situation difficile. Cela fait complètement écho avec nous, qui devons nous battre pour notre métier. Et c’est là où notre message est peut-être engagé, comme tu le disais. Il y a cette question politique sur ce qui est essentiel. On se rend compte que le partage, dans notre milieu, permet ce moment où quelque chose se passe. D’une certaine façon, j’étais heureuse de pouvoir créer pendant cette période de Covid, parce que je l’ai ressenti comme un besoin. Alors oui, je pense que ce partage par le théâtre est essentiel.

La Pépinière : En parlant de partager, vous avez choisi aussi un autre moyen de le faire, avec l’apport de Sophie. C’est ce qui fait aussi la particularité de ce projet, avec la réalisation de cet essai documentaire autour du spectacle. C’était donc important que cela évolue dans ce sens ? Pour apporter quoi de neuf au final ?

Sophie Dascal : Je connais Clea depuis longtemps, et notre amitié est basée sur la création. Je me rappelle qu’elle m’a envoyé un message vocal, alors que j’étais à Jumbo pour acheter une prise. Dans ce message, elle me faisait part de ses doutes sur le fait de continuer à préparer ce spectacle. Là, il y a un truc qui s’est réveiller dans mon ventre, c’était viscéral avant d’être intellectuel, et ça s’est vraiment imposé comme une évidence qu’il fallait faire un film autour du spectacle. Tout s’est en plus bien goupillé, au niveau du temps, du matériel et des conditions pour créer, comme si les astres étaient parfaitement alignés. En plus, c’est un sujet qui me parle. Le film est une manière de témoigner du processus de création, qu’on ne voit pas dans la pièce finalement représentée. Cela m’a permis aussi de m’engouffrer dans les brèches de la fiction. C’est pour ça d’ailleurs que je parle d’essai documentaire, et pas de documentaire. En y repensant, je me rends compte que dans mon approche personnelle, je parle souvent de l’intime et de mémoire. Mon dernier film tournait d’ailleurs autour d’une non-transmission de la mémoire de mon père, qui a immigré de Roumanie pour fuir le régime de Ceaucescu, et qui n’en parlait jamais.

Pour réaliser l’essai documentaire sur Matrices, j’ai été présente à toutes les répétitions et je me suis finalement greffée au projet. La présence de la caméra amène un autre niveau de réalité et fait finalement partie du spectacle, même si on ne la voit pas. On ne sait pas encore quelle sera la forme finale, puisqu’on a environ 70 heures de rush à monter et résumer en 1h15. Mais il y a en tout cas une distinction entre les deux médias, pièce et film, qui sont indépendants l’un de l’autre, mais se nourrissent. C’est finalement une rencontre de la pensée de ces deux médias qui fait qu’ils existent tous les deux.

Charlotte Riondel : On a cherché les échos et les apports entre tous les aspects. Chaque partie vit de manière indépendante, mais fait sens aussi grâce à l’autre. Le film ne peut pas exister sans la pièce, et ce que j’aimerais c’est qu’au final la pièce ne puisse pas exister sans le film.

La Pépinière : En regardant le teaser, on perçoit une profonde idée de vie et de beauté dans les mots qui sont prononcés par Danae Dario. On l’entend ainsi dire « Tu es toujours la mère, tu es toujours le père de quelque chose. » Il est donc question de naissance et de création, de « choses qui n’ont pas de taille, pas de quantité, pas de prix. » C’est là-dedans que l’on peut trouver l’essence du spectacle et du documentaire, avec toujours cette idée de transmission ?

Sophie Dascal : Il faut savoir que pour créer ce film, j’ai suivi le quotidien de Clea et Charlotte, j’ai rencontré leur famille. Et je me suis rendu compte que tout est question de perspective. D’une certaine manière, c’est un projet qui nous dépasse, puisqu’on crée quelque chose au-delà de ce qu’on contrôle, de manière intuitive et émotionnelle. C’est pareil pour le traitement de l’image. Contrairement à un documentaire classique, on peut toucher à la corporalité, travailler sur les textures. Il y a là aussi quelque chose d’intime et d’intuitif.

Charlotte Riondel : Dans Matrices, tout est toujours en mouvement. On se rend compte de notre vulnérabilité. On peut dès lors s’autoriser à bouger des choses, rien n’est vraiment figé. C’est la puissance du projet et de cette équipe. Il y a une forme de mise en danger, puisqu’on livre des choses intimes. Mais c’est ça qui est important et beau en même temps. Ça nous donne une autre énergie, il y a une remise en question constante, une peur même. À chaque représentation, on a le sentiment de traverser quelque chose. Ça force l’humilité.

Propos recueillis par Fabien Imhof

Pour la suite de l’interview, c’est par ICI !

Photos : © Sophie Dascal

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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