Les réverbères : arts vivants

Matrices : transmissions de l’intime à l’universel

Passer de la parole brute et intime à un spectacle qui s’adresse à tou·te·s, c’était l’un des défis de Matrices, le dernier spectacle de la Cie GlitzerFabrik. Un pari brillamment réussi pour cette jeune compagnie, qui livre un spectacle à l’équilibre rare.

Pour les deux créatrices, tout commence il y a deux ans et demi, avec des interviews de leurs mères respectives. Clea Eden et Charlotte Riondel se lancent dans le projet Matrices, sans savoir totalement où elles vont, dans un premier temps. Sur la scène de la Parfumerie, ce sont trois niveaux de réalité qui se développent, s’entremêlent et s’influent. On entend tout d’abord un conte, celui d’une femme-cerf qui se transforme au fil des saisons. Comme pour l’illustrer, Sara Uslu déambule dans l’espace, entre marche humaine et galop animal. Ce premier niveau est mythique. S’ensuivra la fiction, celle d’une jeune fille qui part en forêt pour réenregistrer ses souvenirs intimes, après qu’un orage magnétique a effacé toutes les données numériques. On est alors en 2026. Troisième et dernier niveau, la mise en abîme, avec des extraits des interviews des mères des deux créatrices, qui parlent de leur rapport à la naissance et à la créativité, au travers d’anecdotes et de souvenirs qu’elles racontent.

De l’intime à l’universel

Dans Matrices, il est question d’intime, de naissance, de création. Un spectacle qui touche au plus profond de l’être de la metteuse en scène Charlotte Riondel et de Clea Eden, qui en signe le texte et joue également une mère dans le spectacle. Il y a quelque chose de viscéral, que l’on perçoit dans le regard des deux mères sur scène et dans leur complicité avec leurs filles. Par ce biais, on a le sentiment d’entrer dans une forme d’intimité, mêlée toujours d’une grande pudeur. On ne se sent jamais voyeur·euse, car invité·e à assister à ces moments, qui se développent non seulement par l’audio, mais aussi par les gestes, comme dans ce moment où la maman de Clea Eden habille le cerf en peluche, en racontant l’anecdote qui s’y rapporte. Par l’ouïe, par la vue, on est avec elles. Mais surtout, on y est par les émotions. Et le plus important est bien là.

Car ce spectacle tourne avant tout autour de la transmission : ce qu’ont transmis ou non les mères à leurs filles, ce que la mère de la fiction (Clea Eden) a transmis à sa fille (Danae Dario), à savoir le conte de la femme-cerf, ou encore ce que la jeune fille de la fiction veut transmettre à un futur enfant, à travers ses enregistrements. Si l’on plonge au cœur de l’intime de tous ces personnages (fictionnels ou réels), on se retrouve toutes et tous dans l’un ou l’autre moment. Tout le monde a quelque chose à transmettre, ou a reçu quelque chose qu’on lui a transmis, qu’il s’agisse d’un objet, d’une pensée, d’une réflexion, d’une valeur, qu’on puisse le quantifier ou non… Et c’est là que Matrices prend tout son sens : le texte de Clea Eden parvient à parler à n’importe qui, à toucher tous les individus. D’une manière différente pour chacun·e, selon son vécu, sa sensibilité, son humeur. On pourrait craindre de prime abord que ce spectacle ne s’adresse qu’à des femmes, les seules capables d’être mères. Il n’en est rien, bien au contraire. Matrices parle de création, de naissance, et comme le dit si bien l’une des dernières tirades du spectacle : « Tu es toujours la mère, tu es toujours le père de quelque chose. […] Tu donnes naissance à des choses qui n’ont pas de taille, pas de quantité, pas de prix. » Un magnifique message qui nous rappelle qu’on est toutes et tous créateur·trice·s, de diverses manières, chacun·e à son niveau, et que l’important réside dans le fait de transmettre cela. Un message absolument nécessaire dans un contexte où l’on a tendance à s’isoler, à se replier sur soi. Un message essentiel.

Un équilibre rare

Si dans le fond, Matrices présente un parfait équilibre dans son passage de l’intime à l’universel, il en va de même pour sa forme. La première chose qui m’a frappée, c’est le rire. On pense d’abord assister à un spectacle très réflexif, autour d’états intérieurs qui nous emmèneraient dans des émotions très profondes. Il y a de cela, c’est vrai, et c’était inévitable. Mais c’est aussi une pièce durant laquelle on rit beaucoup, grâce aux anecdotes et au franc-parler des mères, grâce aussi au personnage de la mère joué par Clea Eden, avec ses excès, ses phrases toutes faites et son accent bien marqué. On ne tombe pourtant jamais dans une caricature, ou dans le grotesque. Il y a toujours un élément qui nous ramène à nos émotions. En cela, le texte trouve un dosage d’une extrême précision entre passages intenses et moments plus légers. Et franchement, cela fait beaucoup de bien !

Cet équilibre, on le retrouve aussi au niveau de la parole. Alors qu’il y a énormément de matière, et trois histoires à raconter, d’une certaine façon, on trouve de nombreux passages de respiration, plus silencieux. On citera les moments où Sara Uslu incarne cette femme-cerf, avec des attitudes très animales, dans la gestuelle comme dans le regard. Ou encore ce moment d’intimité, où la mère fictionnelle vit son accouchement douloureux, avant que sa fille ne tombe dans ses bras, puis l’inverse, jusqu’à ce que la vraie mère n’étreigne sa fille. Un beau moment de complicité et de transmission. Car c’est bien de cela dont il est question. Et cette transmission se fait non seulement dans le partage au public clairsemé, mais aussi entre les trois niveaux de réalité, qui semblent s’influer, se mélanger tout en restant distincts, se développer en parallèle pour parvenir à leur issue. On ne reste pas sur notre faim. La boucle est bouclée : à la sortie du spectacle, on a le sentiment non seulement d’avoir assisté à un tout, mais d’en faire partie, à notre manière. Car Matrices a ce pouvoir d’inclusion et d’accueil.

Merci à toute l’équipe, Clea Eden, Charlotte Riondel, Sandra Eden, Anne Riondel-Sottas, Danae Dario, Sara Uslu, et toutes celles et ceux qui les ont entourées pour ce moment chargé d’émotions. Des émotions qui nous manquent depuis la fermeture des théâtres et que seul l’art vivant peut transmettre. En attendant avec impatience le film de Sophie Dascal autour du spectacle…

Fabien Imhof

Retrouvez l’interview de Clea Eden, Charlotte Riondel et Sophie Dascal ICI et  !

Infos pratiques :

Matrices, de la Cie GlitzerFabrik, annulé du 16 février au 7 mars au Théâtre de la Parfumerie. Report en attente.

Recherche et conception : Clea Eden et Charlotte Riondel
Écriture : Clea Eden
Mise en scène : Charlotte Riondel

Avec Danae Dario, Clea Eden, Sara Uslu, avec quelques apparitions de Charlotte Riondel et la présence scénique de Sandra Eden, mère de Clea et Anne Riondel-Sottas, mère de Charlotte.

Création son : Louis Riondel
Création lumière : Antoine Mozer
Scénographie : Lucia Sulliger
Costumes : Ljubica Marcovic
Réalisation film : Sophie Dascal
Regard extérieur : Delphine Rosay Gómez Mata

https://laglitzerfabrik.ch/pages/spectacles.html

Photos : © Sophie Dascal

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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