Les réverbères : arts vivants

Mileva : de l’histoire de la science à la dystopie

Mileva Marić est connue pour être l’épouse d’Albert Einstein. Mais elle est aussi, et avant tout, une brillante scientifique. Dans Mileva, la compagnie Tandem nous propose un retour sur son histoire, tout en imaginant la place qu’elle aurait eu aujourd’hui et dans un avenir plus lointain.

Tout commence par une chanson enjoignant Mileva – ou nommé par son diminutif Mitsa – à voler de ses propres ailes. Aurelia Loriol, qui signe également le texte du spectacle, chante, accompagnée du piano sur lequel elle joue. C’est elle qui interprétera les trois versions de Mileva. Dans le premier tableau, on voit d’abord comment Albert (Martin Durrmann) l’a séduite, puis les années qui ont suivi, l’idylle laissant place aux reproches. Sa place dans le monde scientifique est difficile à imaginer, avant que ce ne soit celle aux côtés d’Albert… Après une transition reprenant la même chanson, place à un deuxième, puis à un troisième tableau : d’autres Mileva, à l’esprit toujours aussi brillant, font face aux évolutions féministes, mais aussi aux problèmes dus à l’intelligence artificielle, au réchauffement climatique et aux émotions humaines…

Un spectacle en trois temps

La scénographie est subtilement imaginée : deux tableaux, formant la pointe d’un triangle, sont disposés au fond de la scène. À cour, le tableau noir reflète le début du XXe siècle, avec cette idylle entre Albert et Mileva. Côté jardin, on voit un tableau blanc, sur lequel est rédigé le cours du Pr. Alberty, en 2025. La troisième époque, quant à elle, sera marquée par des écrans virtuels, symboles des évolutions technologiques.

Le premier temps, donc, est un reflet de son époque : les années avancent, notées sur le tableau à la craie et effacées au fur et à mesure, comme pour donner un subtil repère aux spectateur·ice·s. Les premières années sont marquées par l’amour, la complicité et les recherches à deux. Mais la réalité rattrape bien vite Mileva et Albert : impossible de se marier alors qu’elle n’est pas juive, sans compter que les femmes, aussi brillantes soient-elles, n’ont pas leur mot à dire au sein de la communauté scientifique. Et alors que Mileva s’affirme et refuse cette situation, la fin est inéluctable et les deux amoureux finiront par se séparer, laissant Mileva dans une situation bien compliquée.

On saute ensuite un siècle pour arriver dans le second temps, dans un avenir tout proche : le Pr. Alberty propose à Mileva, une étudiante qui a eu le courage corriger une formule qu’il avait donnée, de l’aider dans ses recherches, impressionné qu’il est de sa vivacité d’esprit. Tous deux travaillent d’égal à égale. Tout se passe bien, iels sont même nommés pour le Prix Nobel, jusqu’à ce qu’une découverte autour de l’intelligence artificielle ne vienne tout changer. Cette nouvelle dimension entre donc en jeu. On notera toutefois une énorme évolution en un siècle, avec une véritable avancée vers l’égalité, malgré les craintes soulevées par Mileva, car ancrées en elle. La seconde partie évoque ainsi un avenir très proche, mais encore quelque peu utopique, car nous sommes encore loin d’une telle égalité…

On se retrouve enfin en 2055, alors qu’Alberto quitte Mileva, à qui il reproche de ne se consacrer qu’à ses recherches et de ne même plus l’écouter. Vingt ans plus tard, toujours pas remise de cette rupture, Mileva invente Alb, un robot autonome visant à remplacer n’importe quel homme, avec un nombre d’options quasi infini. Mais derrière ce succès scientifique, beaucoup d’autres choses se cachent, à un niveau plus personnel…

L’intérêt de présenter ces trois temps réside d’abord dans l’évolution de la condition féminine qui y est présentée : alors que Mileva n’avait pas droit à la parole dans un premier temps, elle se retrouve l’égale d’un scientifique reconnu, avant d’en devenir une elle-même, dans une forme de dystopie ou elle n’aurait même plus besoin d’un homme. Vous l’imaginez bien, la réalité est bien plus complexe, et il est difficile d’imaginer les hommes vivre sans les femmes, et vice-versa. Quoiqu’il en soit, derrière ces sujets profonds et très actuels, l’écriture d’Aurelia Loriol s’avère aussi pleine d’humour, avec des petites piques envers certaines réflexions actuelles, l’esprit vif de chacune des Mileva qui a toujours la réplique juste, et même une blague à deux balles imaginée par le robot Alb !

Des thématiques actuelles

La première partie, nous l’avons dit, présente une grande dimension féministe. On peut être choqué des propos tenus par Albert, bien qu’ils soient aussi le reflet de son époque. L’image du grand scientifique s’en voit quelque peu écornée, et on aperçoit l’homme derrière le génie. Au-delà de cela, son attitude tend aussi à redonner le crédit qu’elle mérite à Mileva, trop souvent laissée dans l’ombre. On pourrait alors avoir la crainte que la suite ne soit qu’un pamphlet féministe, ce qui serait sans doute un peu simple et démagogique. Rassurez-vous, il n’en est rien !

Cette dimension demeure bien sûr importante, mais elle se retrouve plus sous-jacente, alors que l’égalité est plus ou moins atteinte dans la deuxième partie. Certaines réflexions de Mileva illustrent toutefois que la crainte existe toujours et qu’on ne passera pas du jour au lendemain de situations où le corps de la femme est objectivé, suscitant une boule au ventre quasi constante, à une égalité parfaite. Bref, avec la seconde partie, c’est la thématique de l’intelligence artificielle et de ses dérives potentielles qui est amenée sur le tapis. Le fait qu’une boucle de rétroaction puisse survenir entraînerait sans aucun doute une nouvelle ère : les intelligences artificielles seraient alors capables de tout faire elles-mêmes, se produisant et se développant sans besoin d’esprits humaines. Dans Mileva, le fond scientifique est donc bien là, très documenté, avec de nombreuses références, tout en demeurant parfaitement accessible aux non-initié·e·s.

Dans la dernière partie, on assiste à une forme de renversement, où Mileva prend le dessus sur son compagnon. Mais la question centrale n’est pas là, et la situation aurait pu être inversée. Il s’agit ici plutôt de souligner l’espoir qu’en 2055 l’égalité sera atteinte. Mais les humains demeurant humains, ils continueront de faire des erreurs et de faire parfois souffrir les autres, quel que soit leur genre. Ici, c’est plutôt la question d’une intelligence artificielle aux capacités très avancées qui est amenée. On se croirait presque dans un épisode de Black Mirror : le robot finit par tenter de prendre le contrôle, avec également une allusion au réchauffement climatique, qui pourrait devenir intenable d’ici une cinquantaine d’années. Surtout, et c’est là que cet univers dystopique prend tout son sens : Mileva tend subtilement à proposer un retour à l’essentiel, en sous-entendant que, malgré toutes les avancées technologique, une chose demeurera irremplaçable : les sentiments humains. Qu’ils nous fassent sauter de joie ou au contraire souffrir intensément, ils dépassent la science et la raison et seront toujours notre principal moteur.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Mileva, d’Aurelia Loriol et la Compagnie Tandem, du 27 au 31 mars 2024 au Théâtre des Grottes.

Mise en scène : Compagnie Tandem

Avec Aurelia Loriol et Martin Durrmann

https://compagnie-tandem.ch/nos-spectacles/mileva/

Photos : ©Compagnie Tandem

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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