La plume : créationLa plume : littératureLa plume : Mondes Imaginaires

Mondes imaginaires : bestiaire fantastique (2)

L’association Mondes Imaginaires, fondée en 2019, regroupe trois anciennes étudiantes en Lettres qui, au terme de leurs études, sont arrivées à une constatation : bien souvent (trop souvent), les littératures de l’imaginaire sont décriées et dévalorisées. Pourtant, l’histoire se construit sur un imaginaire, une conscience collective, et une transmission des mythes dits fondateurs. 

Mondes Imaginaires proposent donc des ateliers participatifs et créatifs aux enfants comme aux adultes, afin que les univers fictifs viennent nourrir le quotidien. User du pas de côté qu’offrent des moments de créativité permet d’enrichir la réflexion à travers des points de vue différents et des concepts innovants. Tous les mois, Mondes Imaginaires proposent un atelier d’écriture créative sur un thème différent. Ensemble, nous explorons diverses facettes de l’écriture et de l’imaginaire. Le but est avant tout d’oser écrire, dans un climat de bienveillance, tout en acquérant de la confiance en soi. Chaque thématique est présentée grâce à des ouvrages qui servent de référence (en science-fiction, fantasy ou fantastique), parfois avec un ancrage historique – ce qui permet de stimuler l’imaginaire. Les participants peuvent, s’ils le souhaitent, intégrer des éléments proposés par les animatrices dans leurs écrits. L’atelier se clôt par un partage volontaire des créations. Un seul mot d’ordre : imaginer !

Les textes que vous découvrirez au sein de cette rubrique sont tous issus de ces ateliers. Celui d’aujourd’hui est signé Dumitra Sauca et avait pour thème le bestiaire fantastique. Avec beaucoup de poésie et de noirceur, elle prend la plume pour vous emmener… sur une plage, en compagnie d’une manticore et d’une selkie. La suite va vous faire frémir, promis !

* * *

[N.d.l.r. : la contrainte de ce texte était « ta monture est une manticore »…]

Le vent, puissant et froid, mordait sa peau blafarde.

Les vagues s’échouaient nerveusement sur la plage, crachant quelques algues molles sur le sable. La lune le teignait d’un bleu étrangement blanc.

Silyn admirait avec nostalgie la coupure entre le noir impénétrable de l’océan et le ciel. Sa maison lui manquait. Les siens aussi. La manière dont elle avait été arrachée à son monde lui provoquait toujours des remontées de bile. Et cette haine, profonde, violente, aussi froide que l’océan, envers les humains, se réveillait à chaque fois que l’eau effleurait sa peau. Cette nuit, cette haine avait le goût pimenté de la vengeance.

La cruauté du sort qu’elle réservait à ses agresseurs la réjouissait. Un sourire étira ses lèvres pleines. Ses dents, légèrement pointues, rappelaient ses origines selkies. Les brûlures des cordes contre ses bras et son ventre rappelaient les liens qui l’avaient maintenue prisonnière, immobile, tandis que trois hommes faisaient éclater chaque instant d’innocence qui composait son être tout entier.

Un grognement impatient la tira de ses sombres pensées.

« Patience, mon amour, ils vont bientôt arriver. »

« Vraiment ? » susurra une voix cassée.

« C’était à peu près à ce moment de la nuit qu’ils m’ont trouvée, ici. Je parie qu’ils reviendront. »

« Ta vengeansssssse sssera pleine », continua la voix mystérieuse.

Silyn tourna la tête vers son compagnon.

« Reste dans ta cachette, en attendant. Ce serait dommage de les effrayer si tôt. Même si tu pourrais les rattraper en un rien de temps. »

Des yeux d’un jaune éclatant scintillèrent entre les fourrés sombres. Un visage d’homme souriait. La faim se lisait sur ses traits. Silyn était consciente que son enveloppe humaine lui donnait envie de la dévorer, toute crue. Mais son odeur était marine, tout comme sa réelle identité. La manticore ne lui ferait aucun mal. Mieux que ça, elle la protégeait farouchement, depuis que Silyn l’avait sauvée.

Ce nouveau souvenir fut brutalement interrompu par des éclats de voix.

Trois hommes entraient bruyamment sur la plage. À la manière dont ils se déplaçaient, la jeune femme devina qu’ils étaient ivres. Ils chantaient fort. Silyn claqua sa langue d’agacement. Elle aurait souhaité qu’ils profitent entièrement de l’horreur qu’elle leur avait préparée.

Les trois hommes avançaient sur la plage, tombaient, se relevaient, riaient à gorge déployée. Ils étaient frères, ou peut-être juste amis.

La selkie s’en fichait. Ils allaient mourir ensemble.

« EH ! »

Silyn tourna la tête. La lune éclairait chaque détail de son corps aux courbes parfaites. Elle en était consciente. Elle avait appris, sous la protection de sa manticore, à jouer la séduction. Silyn attirait les hommes, sa créature les dévorait.

Elle jouait de nouveau sa carte de la séduction pour, cette fois-ci, satisfaire son propre besoin. Besoin de justice. Besoin de vengeance. Besoin de souffrance.

« Regardez… c’est elle ! Oui, la fille de la plage ! EH ! SALUT ! »

Silyn leva un bras en signe de salut. Les hommes accoururent, béats de joie.

« Que t’es belle ! » s’exclama l’un d’eux. « Comme la dernière fois ! Oh ! On va encore jouer, c’était tellement bien ! »

La selkie libéra un rire hystérique dont la soudaineté prit les hommes de court. Ils s’immobilisèrent quelques secondes, avant de s’approcher prudemment.

« En fait », dit Silyn avec une voix d’une douceur cassante, « c’est moi qui veux jouer, ce soir. »

« Parfait », renifla un des agresseurs, « parce que je n’ai pas de temps à perdre, moi. Viens ici. »

La jeune femme tourna la tête de côté, se mit à rire.

« Encore un petit instant, mon amour. »

« Ouais, c’est ça, je suis ton amour », reprit l’homme en avançant.

Un de ses amis lui attrapa le bras.

« Non, attends, elle ne te parlait pas à toi. T’as pas entendu ? »

« Entendu quoi ? »

Un sourire charmeur se dessina sur le visage rond de Silyn. Elle soutint l’éclat de panique dans le regard du jeune homme qui avait entendu le faible grognement de la manticore.

« Mais ça, enfin, » répondit-elle.

Un nouveau grognement retentit, de plus belle. Devant le regard stupéfait des hommes, Silyn se mit à rire. Un rire strident, à peine humain, retentit en même temps que le sien. Les hommes reculèrent.

« J’ai dit que je voulais jouer », répéta Silyn, d’un ton chaleureux. « Vous restez ici, avec moi. »

La jeune femme tendit la main. Le plus menaçant des trois marquait un temps d’hésitation, alors que les autres continuaient de reculer

« C’est l’alcool qui fait ça, les gars, restez ici. »

« Oui, c’est ça, écoutez votre ami, c’est l’alcool qui vous fait voir des choses… étranges ? »

Comme la manticore comprenait les messages sous-jacents de son amie, il entra dans le jeu de Silyn et ouvrit ses yeux. Des cris d’effroi lui arrachèrent un pincement d’excitation.

« La demoiselle a dit : restez ici », dit enfin le monstre.

Il dévoila sa mâchoire à trois rangées de dents. Ses muscles roulaient puissamment sous le pelage rayé de son corps, tandis qu’il avançait. Sa queue de scorpion dansait paresseusement dans l’air.

« Que… queoi… quoi… qu’est-ce… »

Les trois hommes se mirent à vomir dans le sable.

« Les jambes », ordonna glacialement Silyn.

Avant qu’ils n’aient eu le temps de comprendre ce qu’elle voulait dire par là, les hommes aperçurent avec horreur la créature se jeter sur eux, la pointe de sa queue se plantant dans chacune de leurs jambes. Lorsqu’ils tentèrent de se lever, ils réalisèrent qu’ils étaient paralysés. Le regard de la manticore les scrutait avec une intensité dévorante. Silyn rejoignit la monstruosité et posa une main tendre sur son cou puissant.

« Mon ami sait ce que vous m’avez fait. Je lui ai proposé de vous faire subir mon lot de souffrances. »

Silyn s’accroupit à leur hauteur et planta son regard dans chacun des trois. Lentement, elle articula :

« Amusez… vous… bien. »

Elle repartit de son rire hystérique et recula de plusieurs pas.

« Mon amour, régale-toi. Je te préviens dès que leurs hurlements auront ameuté les villageois. »

La manticore se jeta sur les hommes. Leurs hurlements n’ameutèrent personne.  Et aucune trace n’en resta sur la plage.  Lorsque le sombre festin eût repu la créature, Silyn grimpa sur son dos.

« J’ai entendu dire que des pirates s’en étaient pris à des jeunes filles dans un village, tout près de la plage où je t’ai trouvé. Qu’en dis-tu ? »

La manticore acquiesça d’un grognement satisfait.

« Allons manger du pirate, alors. »

Les deux ombres quittèrent la plage.

Dumitra Sauca

Photo : © DarkmoonArt_de

Retrouvez tous les textes de Mondes Imaginaires ICI !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *