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Montrer l’invisible

Sous la houlette de Lucienne Peiry, une formidable exposition du Musée International de la Réforme se penche sur les relations entre l’art brut et l’impalpable. Jusqu’au 1er juin, Voir l’invisible. L’art brut et l’au-delà nous exhorte à faire un pas de côté, en envisageant la dimension spirituelle de ce champ artistique sous un angle kaléidoscopique. À ne manquer sous aucun prétexte !

Un esprit cartésien comme le mien – comme le vôtre, peut-être ? – aurait tendance à vouloir départager le réel de l’irréel, à délimiter des catégories bien définies. Or, la richesse de l’exposition Voir l’invisible. L’art brut et l’au-delà tient justement à ce qu’elle nous invite à contempler, penser et ressentir hors des carcans et des normes, dans le sillage de ses créateurs et créatrices. Artistes presque malgré elles et eux, réalisant leurs œuvres sans intention de les exposer mais poussé·e·s par un élan impérieux – interne ou transcendant, on ne tranchera pas –, ils et elles entament un dialogue avec l’au-delà, sondent les mondes matériel comme immatériel (et notamment, celui des mort·e·s). Leurs productions interrogent notre rapport au vivant, à la perte, à la souffrance, à l’idéal, voire à la rédemption. À leur façon, ils et elles expriment ainsi ce qui ne peut être vu, saisi, ou parfois même dit.

Les croquis de cercueils d’Ataa Oko

Parmi les liens pluriels qui peuvent être tissés et dénoués d’un·e artiste à un·e autre, subtilement suggérés par le remarquable commissariat de Lucienne Peiry, historienne de l’art spécialiste d’art brut, s’esquissent notamment l’indicibilité du trauma, ses ondes de choc destructrices, auxquelles peuvent s’opposer la métabolisation de l’expérience traumatique à travers le développement d’une pratique artistique. Cette résilience créatrice, invention d’une autre voie, d’un autre langage pour panser et élaborer ses maux (quand la vertu thérapeutique de la parole se révèle impossible ou lacunaire), s’observe particulièrement – quoique de manière singulière – chez Jeanne Laporte-Fromage, Marie Lieb et Ataa Oko. Affecté·e·s par des deuils personnels marquants, tou·te·s trois font fi du caractère supposément définitif du trépas en bâtissant un pont, un passage vers l’au-delà.

Pour Jeanne Laporte-Fromage (1893-1956), cela s’incarne dans une splendide parure d’apparat, qu’elle mettra une décennie à confectionner. Cette couturière normande, déjà fragilisée par de multiples deuils infantiles, séjourne en institution psychiatrique depuis huit ans, lorsqu’elle apprend le décès de son époux. Elle s’attèle alors à la fabrication minutieuse dudit costume, destiné selon ses dires à réunir le couple, en lui garantissant d’accéder à la vie éternelle, libéré des entraves du passé.

Robe réalisée par Jeanne Laporte-Fromage

L’Allemande Marie Lieb (1844-1917) se retrouve elle aussi internée, après avoir perdu sa sœur, deux maris ainsi que plusieurs enfants, et connu des épisodes psychotiques. Assignée à des travaux d’aiguille et de blanchisserie, elle collecte des fragments de draps subtilisés, mais également des cadavres de mouches et des résidus alimentaires, dont elle constelle rituellement le sol de sa chambre, composant ainsi de vastes décors célestes – lui permettant, peut-être, de s’évader et d’azurer sa douleur.

Constellations de Marie Lieb reproduites par Marie Genest

Menuisier ghanéen, Ataa Oko (1919-2012) s’emploie, lui, à accompagner les défunt·e·s dans leur dernière demeure, en célébrant leur existence et leur personnalité. Durant une quarantaine d’années, ce jumeau d’une sœur mort-née façonne effectivement des cercueils figuratifs uniques, en forme d’animal, de végétal, d’objet ou de personnage diaprés, manifestes contre-pieds – voire même pieds-de-nez – à la mélancolie funèbre.

En sus d’un aperçu de ces créations, Lucienne Peiry a encore rassemblé celles d’autres figures fascinantes,  portant leur nombre à six femmes et huit hommes de douze pays différents, vivant du XIXème siècle à nos jours. Si la diversité des techniques et médiums qu’ils et elles adoptent émerveille, la grande qualité textuelle et scénographique de l’exposition n’en réjouit pas moins, tout comme l’accueil extrêmement soigné de l’équipe du MIR. Surtout, ainsi que le relève la curatrice : « le mérite de ces artistes, outre la beauté étrange de leurs œuvres, consiste à nous convier à une expérience sensible en lien avec l’invisible – omniprésent, indépendamment des croyances de chacun·e ».

Elise Gressot

Infos pratiques :

Voir l’invisible. L’art brut et l’au-delà, au MIR jusqu’au 1er juin 2025

https://www.musee-reforme.ch/voir-linvisible/

Photos : DR (Légende de l’image d’en-tête : Le cercueil coq d’Ataa Oko devant les tableaux mythologiques d’August Walla

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