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Nage libre : journal intime d’un condamné

L’été arrivera bientôt – et on aimerait tous piquer une tête dans une piscine ! À défaut de pouvoir y aller, pourquoi ne pas suivre Olivier Chapuis dans les eaux existentielles de Nage libre ? Entre humour… et tragédie !

Chronique d’une maladie annoncée

« J’ai décidé de passer mon dernier mois de vie à la piscine – ce journal en sera mon témoignage. Ensuite je me bourrerai de médicaments et d’alcool, puis je me jetterai à l’eau en espérant que ma noyade sera douce. Peut-être lesterai-je mon maillot de bain de quelques cailloux… L’idéal serait que les poissons du lac déblaient mon cadavre, mais les requins sont rares, dans un lac. » (p. 15)

Quel est le sens de la vie ? Comment occuper son dernier mois d’existence ? Cesse-t-on d’être femme si on n’a pas d’enfant ? Peut-on draguer dans une piscine municipale ? L’homme est-il un animal comme les autres ? Ces questions gravitent dans le journal intime du narrateur de Nage libre. Du mardi 8 juillet au mardi 8 août, un mois de questionnements, de réflexions, de rencontres improbables… et de plongées rafraichissantes dans la piscine municipale de P*.

« La piscine est une sorte de microsociété qui rappelle la Suisse, en miniature. On en sort plus facilement qu’on y entre, le site est surveillé, nettoyé dans les moindres recoins, les haies ne dépassent pas la hauteur réglementaire, le bruit dérange, les écarts sont mal vus, il faut nager sans éclabousser les autres, les gros, les blacks et les poilus sont regardés d’un œil torve même si personne ne dit rien. Dans l’ensemble, les baigneurs s’y sentent en sécurité même si, de temps en temps, l’un d’entre eux boit la tasse ou s’effondre, victime d’une insolation. Preuve qu’au paradis, la vie n’est pas forcément sans souci. » (p. 25)

Pour le narrateur (à l’humour mordant et aux naufrages amoureux nombreux), tout commence en juillet. Après une étrange période d’incubation, il est frappé d’une envie saugrenue – et se retrouve en plein supermarché, à laper du lait renversé. À même le sol. À quatre pattes. Comme un vulgaire cabot. Le diagnostic est sans appel : il est frappé du syndrome de Balthasar, qui condamne celui qui en souffre à se transformer intérieurement en animal… jusqu’à oublier toute humanité. Le problème, c’est que ce mal rampant vient d’être découvert : les cas se multiplient… et nul ne sait quelle en est la cause ! Génétique ? Virus ? Les recherches s’enchaînent et n’aboutissent à rien. Ce journal est donc celui d’un homme qui se sait condamné, qui attend sans espoir un hypothétique traitement. En quel animal se changera-t-il ? Chien, singe, mouette, poisson ? Rien n’est sûr. Au désespoir, il prend une grande décision : donner un sens à sa vie. Et quoi de plus noble que la procréation – croissez et prospérez ? Il passe donc son dernier mois à la piscine de P*.

Son but ? Séduire, coucher et procréer.

Entre désillusion et observation, bronzette et râteaux, il rencontre Monique, une dépressive à la philosophie bien trempée ; Jules, un surveillant de piscine qui ne surveille pas ; Marlène, une institutrice aux yeux verts ; Judith, une beauté qui aime le débat ; Alexandre Vignault, un politicien peu amène…

Sur le plongeoir…

Un exercice d’équilibre – c’est ainsi qu’on pourrait décrire Nage libre. La couverture est dans le thème : perché sur un plongeoir, une bouée en forme de dauphin sous le bras, un baigneur scrute les eaux turquoises d’une piscine. Plongera, plongera pas ? Programmative, l’image est un avant-goût de l’histoire. Les thèmes abordés et le style redoublent cette impression – celle d’être sur le fil, constamment. À première vue, rien de moins drôle que le questionnement initial : comment vivre son dernier mois d’existence ? Et pourtant, le syndrome dont est affecté le narrateur est on ne peut plus cocasse : changeant les humains en animaux, intérieurement, il est la porte ouverte à tous les débordements de l’instinct – on lape du lait au supermarché, on se balance dans le bus comme au bout d’une liane, on picore les graviers dans la cour de l’école… D’abord existentielle, la quête de sens du narrateur (procréer à tout prix) tombe peu à peu de son piédestal – car les râteaux s’enchaînent, la perspective de réussir à coucher s’amenuise et la drague est franchement pathétique.

Le style est lui aussi tout en contrastes : alternant débats pseudo-philosophiques et confrontations avec l’univers stéréotypé des piscines municipales, Olivier Chapuis dissèque les pensées de son narrateur. Le format « journal intime d’un condamné » est, à ce titre, révélateur : tour à tour dans l’auto-affliction, l’observation de son environnement, la critique ou l’amour transi, le narrateur de Nage libre se livre… car il sait que c’est la dernière fois.

Paroles d’auteur

Président de l’Association Vaudoise des Écrivains, Olivier Chapuis a de nombreuses cordes à son arc : il a par exemple signé Insoumission (un roman numérique paru aux éditions de Londres) et Le Parc (un roman policier sorti chez BSN Press). Il s’est également frotté à l’exercice de la nouvelle, avec plusieurs textes publiés dans les recueils collectifs des éditions Encre Fraîche. Comment voit-il Nage libre ? Voici ce qu’il m’en a dit :

« La piscine municipale est vraiment un espace très compartimenté. Il y a le coin des mères de famille, le coin des jeunes… c’est pour cela que je trouvais important de mettre mon personnage dans ce genre d’endroit, qui est une microsociété – et de le faire profiter de l’été, de la situation, de la drague. Bien sûr, il aurait pu faire autre chose de son dernier mois. Mon personnage part de l’idée qu’il va se transformer en chien… mais ça pourrait aussi être autre chose, il n’en sait rien. C’est la même chose pour l’aspect contagieux de la maladie : il n’en sait rien. Quant aux personnages, je n’ai pas vraiment pris de modèles avant d’écrire. Mais en retournant après-coup à la piscine, je me suis parfois dit : tiens, ça, c’est vraiment Monique ! Certaines personnes croisées collent tellement à mes personnages que je me dis que je ne me suis pas vraiment trompé. »

À lire, pour voir autrement le sens de la vie… et les piscines municipales !

Magali Bossi

Référence :

Olivier Chapuis, Nage libre, Genève, Encre Fraîche, 2016.

Photo : © Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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