Les réverbères : arts vivants

Next Stop : paumés dans la ville !

Vous êtes-vous déjà éveillé.e dans un endroit inconnu, sans souvenir du soir précédent ? En retard, pour un rendez-vous urgent ? Sans savoir où vous êtes ? Cette mésaventure, c’est celle qui happe les cinq protagonistes de Next Stop, une création de Hèctor Salvador Vicente, produite par la Cie La Temeraria. À voir au Théâtre du Galpon, du 25 au 30 août !

Ils sont cinq et, s’ils n’ont pas de nom, leurs plumages chamarrés les présentent d’emblée comme la jeunesse dorée d’une société ultra-compétitive, qui se donne des airs de lâcher-prise. Il y a celle qui porte un tailleur strict, dont les immenses lunettes rouges mangent le visage. Celui qui a un gilet improbable (et un caleçon encore plus improbable, sans oublier les chaussettes estampillées Pikachu !). Celle dont l’ensemble cramoisi laisse présager une femme fatale des affaires. Celui qui est flegmatique dans son costume bleu, tout en longueur et en énergie. Celle, enfin, qui ne quitte pas son immense sac à main jaune moutarde.

Ils n’ont pas de nom, mais ils sont incarnés (dans le désordre) par Haydee Bañales, Serge Koto, Jeremy Neuviale, Jeanne Pasquier et Justine Ruchat (qui signe également la dramaturgie). Ils ont une énergie débordante… et pour l’instant, ils sont. Dans. La. Merde.

Du danger des terrains vagues

Recrachés par la gueule de la nuit, ils s’éveillent, hébétés, sur l’assise bancale d’un arrêt de bus abandonné. Des bruits métalliques, des croassements le miaulement d’un chat vindicatif. On s’étire, on se regarde… et c’est la panique ! Où sont-ils ? Pourquoi ont-ils dormi là ? C’est le trou noir dans leur mémoire. Vite, vite, une réponse !

D’un geste du poignet, dégainons les smartphones : l’accessoire (doudou contemporain indispensable) nous dira bien où on se trouve ! Les souvenirs remontent, en même temps que les photos de la soirée passée dans les clubs branchés. Malheureusement, s’ils savent ce qu’ils ont fait hier soir, ils ignorent toujours où ils se trouvent. Et il y a pire : ils sont attendus à la première heure (soit, incessamment sous peu) par leur cheffe, pour LE meeting de leur vie ! Paniqués à l’idée d’arriver en retard, ils tentent de quitter l’endroit : peine perdue ! Feulements, aboiements agressifs les en empêchent. Les voici prisonniers d’un terrain vague qui, entre deux containers et un mur de tôle, prend des allures de prison.

Bus or not bus ?

Le smartphone – voilà l’objet fondamental, autour duquel Hèctor Salvador Vicente construit son histoire. Il est d’abord bouée de secours, mais percée de toutes parts : chercher (en vain) leur position via GPS, téléphoner (en vain) à une compagnie de taxis, appeler (en vain) maman à la rescousse, tergiverser (en vain) pour atteindre la police… autant de stratégies qui, au fil de la pièce, seront vouées à l’échec. Force est de constater que, quand on est dans la merde au milieu de nulle part, le précieux compagnon de poche estampillé au logo à la pomme (ou tout autre logo du marché) se révèle absolument I-NU-TI-LE. Et le bus ne passe pas.

Pire : de bouée percée, le téléphone se fait tyran. Nos héros oscillent entre narcissisme enfantin (joie des selfies, même dans les situations les plus désespérées), orgueil de ne pas perdre la face devant autrui (on ment allègrement à la cheffe qui appelle) et rage de voir le petit appareil rester muet devant les appels à l’aide. Ils sont enchaînés à ce monde virtuel, qui pourtant ne peut rien pour eux : dans des chorégraphies burlesques (un pas en avant, deux en arrière), ils tentent sans succès de s’en affranchir et de se sevrer… mais c’est la panique quand l’une d’entre eux croit avoir perdu son doudou informatique ! Et le bus ne passe pas.

Malgré la situation burlesque que décrit Next Stop (car on rit beaucoup des déboires de cette petite équipe), on ne s’y trompe pas : c’est une critique cocasse et virulente de nos propres addictions et contre-addictions, de ces heures passées pour rien, de ce savoir au bout du réseau qui, finalement, n’est pas ce qui nous aidera. Et le bus ne passe toujours pas.

Osmose des sonorités

Vouloir rendre justice à Next Stop, c’est parler de l’énergie des corps, de l’expressivité des visages, de la chatoyance des vêtements et de l’épure un peu crade des décors qui figurent ce huis-clos en terrain vague.

C’est, aussi, parler des voix et des sons.

Des voix, d’abord, dans ce qu’elles ont de particulier : elles ne parlent pas – ou très peu. Les cinq protagonistes communiquent avec le langage universel des onomatopées (joyeuses, effrayées, tristes, dégoûtées, colériques). Les mimiques, les bruits de gorge, les claquements de mains complètent ces étranges dialogues dont on ne perd aucune miette de sens. Et si, par hasard, des phrases s’y mêlent, elles sont un melting-pot d’influences linguistiques : entre anglais de comptoir, espagnol, français et allemand (si je n’ai rien manqué !), elles figurent la langue mainstream d’un monde globalisé où chacun parle un peu de tout – mais jamais vraiment bien.

Les sons, ensuite, forment un emballage captivant. Élaborée par Sylvain Fournier, une véritable bande-son de film muet alterne bruitages en tous genres, sonneries de téléphone et musiques… sans oublier les chants polyphoniques que les acteur.trice.s reprennent avec joie ! Il y a de l’amusement dans cette composition : on sent le maître des sons qui se joue des protagonistes – envoyant un chien qui aboie ou un fauve déchaîné pour les empêcher de fuir, les bombardant de sirènes de police et de tirs de mitraillette… ou les noyant sous une avalanche de bip, tchiiiip et pouic variés à chaque réception d’un message ou d’une notification. Du grand art qui fait rire, autant que le jeu de la troupe !

À ces sons, créés de toutes pièces, se mêlent ceux, naturels, du lieu. Pour cette première pièce de la saison, le Théâtre du Galpon quitte ses murs et invite son public à découvrir Next Stop en extérieur, à l’arrière du théâtre (sauf en cas de pluie). Sous les arbres, au bord de l’eau : il n’en faut pas plus pour amplifier le décor du terrain vague et lui donner une profondeur inattendue. Aux sons de Sylvain Fournier répondent le roucoulement d’un pigeon voyageur, le plouf d’un canard, les cris des corneilles qui retournent à leur dortoir pour la nuit… c’est une osmose sonore qui naît entre la pièce et son environnement, un duo entre la musique du théâtre et celle du monde – l’une et l’autre se répondant et les acteur.trice.s jouant des deux avec autant d’habileté.

Vous voulez rire et être dépaysé.e ? N’hésitez pas : le Galpon vous ouvre les bras !

Magali Bossi

Infos pratiques :

Next stop de Hèctor Salvador Vicente, du 25 au 30 août 2020 au Théâtre du Galpon.

Mise en scène : Hèctor Salvador Vicente

Avec Justine Ruchat, Haydee Bañales, Serge Koto, Jeremy Neuviale, Jeanne Pasquier

https://galpon.ch/saison/next-stop/

Photo : © Elisa Murcia Artengo

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *