Les réverbères : arts vivants

Nocturne : occulter les origines de l’art ?

Avec Nocturne/Nachtland, de Marius von Mayenburg Gianni Schneider met en scène une pièce déstabilisante, qui pose beaucoup de questions sur la morale et la nature humaine, sur fond d’art et d’héritage…

Nicole (Anne-Catherine Savoy) et Philipp (Vincent Bonillo) héritent de la maison de leur père décédé. Alors qu’ils vident tout ce qui s’y trouve, un petit tableau emballé au grenier, une aquarelle, plus précisément, représentant une église autrichienne, attire leur attention. En enlevant le joli cadre noir qui l’entoure, quelle n’est pas leur surprise de découvrir qui en est l’auteur : un certain A. Hitler. Que faire alors ? La garder ? S’en débarrasser ? La vendre ? Beaucoup de questions se posent, et des tensions commencent à apparaître au sein des couples, d’autant plus que Judith (Barbara Tobola) est d’origine juive. L’intervention de l’experte et d’un potentiel acheteur ne feront qu’ajouter aux tensions déjà apparentes.

Dissocier l’artiste de l’œuvre ?

La question centrale de cette histoire, au-delà de la vente ou non du tableau, est amenée par les différentes discussions entre les protagonistes : faut-il dissocier l’artiste de son œuvre ? Cette interrogation, déjà mille fois posée, résonne particulièrement dans l’actualité récente, au vu des accusations à l’encontre de certains artistes et producteurs, notamment dans les milieux de la musique et du cinéma. Dans le cas qui nous occupe ici, l’artiste n’est autre que l’un des pires – si ce n’est LE pire – dictateurs génocidaires de l’Histoire… La question se pose donc d’autant plus. Ce qui est intéressant, dans le texte imaginé par Marius von Mayenburg, est que chaque personnage y va de son opinion, qui paraît légitime et défendable, tout en créant une certaine forme de malaise, pour des raisons parfois difficiles à décrire.

Judith, bien sûr, souhaite qu’on détruise le tableau. Sa mère étant juive, le passé est trop lourd à porter pour elle, et elle ne peut cautionner de conserver une telle œuvre ou d’en tirer de l’argent. Un point de vue éminemment compréhensible, mais qui se fragilise lorsqu’on entend les arguments des autres protagonistes. Son époux Philipp, plus utopiste, rêve d’un monde où les beaux-arts de Vienne auraient accepté le jeune Adolf, qui ne se serait pas lancé en politique et serait donc reconnu comme artiste. L’argument est tendancieux et, étant basé sur une utopie, difficilement défendable, mais on le comprend tout de même. Nicole est beaucoup plus terre-à-terre, pensant avant tout à l’argent. C’est implacable et incontestable, quoique… Judith a plus que des scrupules à voir circuler de l’argent gagné grâce au Führer, ce qui met en doute l’argument de Nicole. Quant au mari de cette dernière, Fabian (Thierry Jorand), il voit un joli clin d’œil à l’Histoire lorsque tou·te·s se rendent compte que le tableau a été encadré par un certain Morgenstern, un juif dont le nom signifie « étoile du matin ». Vous l’aurez compris, personne n’est donc d’accord dans cette histoire.

Alors, quand l’experte (Carine Barbey) semble vouer une profonde fascination au peintre, les discussions n’en deviennent que plus complexes. Jusqu’à ce qu’un acheteur (Jean-Pierre Gos) ne se manifeste et argue qu’on continue d’écouter les compositions de Wagner ou de lire les pièces de Schiller. Peut-être, oui, mais ils n’ont pas forcément eu la même implication que le peintre du tableau retrouvé… Au final, tous les points de vue semblent se défendre, mais il paraît difficile de prendre une position, tant des éléments nous gênent dans chacune des opinions. Nous avons d’ailleurs oublié de préciser que d’autres éléments, autour du passé de la grand-mère de Nicole et Philipp, viennent encore s’ajouter à tout cela. Tout s’avère donc très complexe. Pour ne rien arranger, le tout est servi avec beaucoup d’humour, comme de coutume avec Marius von Mayenburg. On serait presque gêné·e de rire à cette satire.

Admiration et haine

Tout le long du spectacle, nous sommes donc tiraillé·e·s entre les différentes prises de position, si contrastées. Ces oppositions sont magnifiquement symbolisées par les transitions entre les actes, sur des airs de tango. À chaque fois, un autre couple se trémousse. Le fait que cela se termine par le frère et la sœur est dès lors tout sauf un hasard. Après s’être déchiré·e·s dès la première réplique, lorsque Nicole annonce « mon père est mort » et que Philipp la reprend pour dire « NOTRE père », les voilà qui se retrouvent enfin. Quand on sait que le tango vise à exprimer la profonde connexion entre deux êtres pourtant totalement indépendants, cela en dit long !

Dans Nocturne/Nachtland, on est toujours sur le fil du rasoir, avec des propos difficilement acceptables, entre antisémitisme et négationnisme. On se sent parfois mal à l’aise de rire à certaines répliques – qui doivent par ailleurs être compliquées à jouer – ou d’accepter certains arguments mis en avant. On saluera alors ici la mise en scène épurée de Gianni Schneider : rien, si ce n’est un cercle dessiné au sol, ne trône sur la scène. Les comédien·ne·s qui ne jouent pas sont assis sur des chaises, en fond de plateau, dans la pénombre, comme s’iels avaient toujours un rôle à jouer, bien que n’étant pas présent·e·s physiquement sur la scène. Ce cercle, donc, est le lieu de tous les conflits. Lorsque les personnages en sortent, pour se placer à l’avant-scène, c’est pour s’adresser au public, ou entamer un monologue en aparté. La dimension symbolique d’un choix de mise en scène qui paraît très simple de prime abord est donc bien plus grande qu’on ne l’imaginait.

Au final, le texte de Marius von Mayenburg résonne en nous à bien des égards : quelle morale adopter. Quelle décision est la plus morale, d’ailleurs ? Une manière de nous mettre face à nos paradoxes…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Nocturne/Nachtland, de Marius von Mayenburg, aux Pulloff Théâtres, du 5 au 22 décembre 2024.

Mise en scène : Gianni Schneider

Avec Carine Barbey, Vincent Bonillo, Jean-Pierre Gos, Thierry Jorand, Anne-Catherine Savoy et Barbara Tobola

https://www.pulloff.ch/nocturne-nachtland/

Photos : © Mario Del Curto

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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