Spirale cosmique et intime
L’Œil nu plonge dans une danse où intime et universel se confondent. Six interprètes, des corps en orbite, dessinent une chorégraphie dense, à la croisée du personnel et de l’astrophysique.
Inspirée par la mort de son père, parallélisée avec celle des étoiles, la chorégraphe Maud Blandel questionne la mémoire, le temps et la dégénérescence, dans une exploration à la fois troublante et exigeante.
Mémoires circulaires
L’opus débute avec un double postulat : la mort d’une étoile et le suicide du père de l’artiste. Le phénomène astrophysique des pulsars, étoiles mortes émettant un rythme lumineux, devient la métaphore centrale d’une mémoire traumatique. La pièce ouvre avec une légèreté déroutante : une partie de pétanque imaginaire et étirée. Ce jeu d’apparence anodine pose la mécanique du mouvement collectif et des trajectoires individuelles, tout en évoquant l’enfance. Mais bientôt, la gravité s’installe, et les danseurs et danseuses entrent dans une ronde minimaliste et lancinante.
Les spirales, métaphore clé, évoquent autant les constellations que les souvenirs circulaires, obsédants et fragmentés. Sur une scène tri-frontale, les danseur·se·s se meuvent comme des astres en orbite, rythmés par une bande sonore hybride. Chaque boule en mousse semble tracer une carte mouvante, une constellation improvisée, où chaque position annonce des trajectoires à venir. Pourtant, cette apparente simplicité masque une gravité sous-jacente.
Tandis que les mouvements s’organisent, une bande sonore commence à dérouler des fragments des Looney Tunes. Les répliques obsessionnelles entre Bugs Bunny et Daffy Duck – notamment l’inlassable « Shoot Him Now » – installent une dissonance troublante. Cette intrusion du cartoon, à la fois cocasse et glaçante, agit comme un rappel de la mémoire fragmentaire, où le ludique et le tragique cohabitent de manière inextricable.
Constructions et dégradations
Ce qui frappe est l’équilibre entre précision et chaos. Les mouvements des interprètes, d’abord ordonnés, s’altèrent progressivement. La bande sonore, composée par Flavio Virzì et Denis Rollet, intensifie ce processus. Les sons du Revox, mêlés aux dialogues des dessins animés, instaurent une tension entre répétition et altération. La danse, initialement fluide et géométrique, verse dans des épisodes plus saccadés, où la mécanique laisse place à une humanité brisée.
La pièce arpente ainsi le temps à travers ses multiples facettes : linéaire, cyclique, et troué par l’amnésie. Mais cette recherche formelle ne parvient pas toujours à transcender son propre cadre. La répétitivité des motifs chorégraphiques frappe tout en ne parvenant à maintenir une immersion continue, ce qui est possiblement un choix dramaturgique.
Mouvement perpétuel
Au centre de L’Œil nu, se trouve une exploration du mouvement perpétuel et de la dégénérescence. Les danseurs, tels des corps célestes, évoluent en spirales et en orbites, incarnant des trajectoires précises et géométriques. Certain geste évoque la mécanique céleste des pulsars, ces étoiles mortes qui continuent de diffuser des signaux lumineux. Mais à mesure que la pièce progresse, cet ordre apparent se délite. Les trajectoires deviennent erratiques, les spirales se désorganisent, et une forme de chaos chorégraphique s’installe.
Emotion et distance
La scénographie tri-frontale, conçue comme un espace d’observation, joue sur une tension entre proximité et froideur. Ce parti pris accentue la dimension clinique du spectacle mais peut limiter l’engagement émotionnel du spectateur. Le texte projeté sur le mur, évoquant les pulsars et le suicide paternel, introduit un poids narratif, parfois en décalage avec la légèreté visuelle des premières scènes.
L’Œil nu s’inscrit dans une continuité du travail de Maud Blandel, où les concepts musicaux se traduisent en langage corporel- Stravinsky pour sa chorégraphie Touch Down, Charlemagne au détour de Lignes de conduite, Mozart transposé en mouvements au détour de Diverti Menti et Steve Reich à l’occasion de Double Septet).
Dissolution
Blandel invite ainsi le public à un voyage exigeant, où certains gestes, sons et silences semblent porter en eux les traces d’un passé tragique en résonance avec l’immensité du cosmos. Mais ici, la chorégraphe s’émancipe des partitions pour composer une œuvre plus personnelle, portée par des questions existentielles profondes.
Elles sont aussi traduites par des extraits lus et diffusés du poème The Waste Land de T.S. Eliot, dont cet extrait qui fait sens vu l’oscillation entre l’intime et le cosmos de la pièce : « Entre l’essence / Et la descente / Tombe l’Ombre… / C’est ainsi que finit le monde / Pas sur un Boum, sur un murmure ». Ce passage évoque la dissolution du sens et de la vitalité dans un monde vidé de substance.
Voici une version d’Apocalypse rejoignant l’impression d’un effondrement progressif plutôt que d’une destruction dramatique. Eliot relève une lente érosion des valeurs qui fondaient jadis la vie humaine. Quoi de plus actuel dans notre époque balafrée par les guerres, les autoritarismes et les populismes ?
Frank Lebrun
Infos pratiques :
L’Œil nu, de Maud Blandel, les 12 et 13 décembre 2024 à l’Usine à Gaz de Nyon.
Mise en scène et chorégraphie : Maud Blandel
Avec Karine Dahouindji, Maya Masse, Tilouna Morel, Ana Teresa Pereira, Romane Peytavin, Simon Ramseier
https://usineagaz.ch/event/loeil-nu/
Photos : ©Patrick Gély (banner) et ©Margaux Vendassi / Camille D. Tonnerre (inners)