Les réverbères : arts vivants

Noyade en eaux troubles avec Requin

Un homme qui se noie, ses pensées et réflexions qui surgissent. C’est ainsi qu’on pourrait résumer Requin, à voir jusqu’au 30 avril au Théâtre Saint-Gervais. Le texte, la mise en scène de Laure Hirsig – qui signe également l’adaptation et porte le projet – et le travail des acteurs donnent à cette histoire, simple d’apparence, une tension et une profondeur tout à fait remarquables.

Marc a 47 ans, et alors qu’il fait un arrêt habituel sur la route avec sa famille, il décide d’aller nager dans un plan d’eau artificiel. Une crampe survient et le voilà qui se noie, alors que sa femme et ses enfants ne se rendent compte de rien. Les quelques secondes que durent cette noyade deviennent une heure et demie dans la salle du sous-sol de Saint-Gervais, comme si le temps se suspendait, laissant à Marc l’occasion de réfléchir à son existence. Des souvenirs lui reviennent, des pensées sur la vie et la mort, sur ce qu’il aurait pu faire différemment. Tout du long de cette introspection dilatée, une certaine tension, constante et plus ou moins latente, se fait sentir dans cette adaptation du roman de Bertrand Belin.

Entre humour et drame

Qu’on ne s’y trompe pas, c’est bien un drame qui se joue sous nos yeux : celui de la fin d’un homme qui, atteint d’une crampe tout à fait anodine, ne parvient plus à remonter à la surface et sent ses poumons se gorger d’eau. Pourtant, durant une grande partie de la représentation, on s’étonne à rire beaucoup. Marc évoque la constante concurrence avec son père, qu’il ne battra même pas en termes de longévité ; ses souvenirs d’enfance, comme ce jour où il a péché du lait, ou sa passion pour les fossiles ; son enfant qui préfère le foot au taekwondo. Alors qu’il s’approche inévitablement de la mort, beaucoup de touches légères se dégagent du texte, de manière surprenante, créant cette tension entre humour et drame.

Le discours est dès lors parfois confus, mais rien d’étonnant à cela : il se noie, littéralement comme dans ses pensées qu’il ne contrôle plus totalement. Petit à petit, l’ambiance bascule vers le drame, et la fin de cette vie. La lumière et la musique appuient d’ailleurs cette lente bascule : la scène est recouverte d’une sorte de pénombre. Loin de la chaleur qui se dégageait au moment de l’entrée dans l’eau, la lumière devient plus froide, alors que certains moments sont ponctués de courts moments où elle s’intensifie, comme pour souligner un éclair de vie, un climax de la tension. Quant à la musique, elle se renforce, se fait plus présente, avec un rythme plus marqué. Les basses, qui pouvaient évoquer la légèreté d’une boîte de nuit au tout début du spectacle, basculent inlassablement vers une tension dramatique bien plus sombre. Tout cela accompagne merveilleusement le texte, qui fonctionne comme une sorte de boucle : certains éléments évoqués au début reviennent, des anecdotes sont reprises pour en montrer une autre dimension et tout ce qu’elles induisent, des liens inattendus sont faits. Les mots de Bertrand Belin s’allient magnifiquement aux choix d’adaptation et de mise en scène de Laure Hirsig. Si bien que les pensées qu’on croyait décousues font sens une fois reliées les unes autres.

Quand les corps racontent

Surtout, ce qui m’a marqué dans Requin, c’est le travail sur les gestes et la corporalité. À commencer par Vincent Coppey, dont la gestuelle évoque le flottement. Flottement dans l’eau, bien sûr, en pleine noyade… mais aussi dans le flou de sa vie, au fur et à mesure que ses réflexions se développent. Si ses premiers mouvements sont plutôt saccadés, comme quand on entre dans l’eau et qu’on subit le choc thermique, avant de rappeler la noyade qu’il subit, la suite devient plus fluide. On pense à une perte de contrôle sur son corps, mais une perte qu’il accepte petit à petit. Le temps se suspend, et parfois il s’assied, tout naturellement, pour évoquer un souvenir, avant de se retrouver à nouveau manipulé, tel un pantin, laissant le contrôle de son corps à un autre. Cet autre, c’est François Revaclier, alias le Nixe. On est immédiatement par la qualité du maquillage : son visage et ses bras sont recouverts d’écailles, rappelant le Requin du titre, avec un aspect entre reptile et poisson. Il est un être à part, toujours présent en fond de scène, dans la pénombre, à quelques exceptions près. Comme les nixes des mythologies germaniques, il dégage quelque chose de perfide, à travers la musique, qu’il joue live avec sa guitare, et la danse. Sa gestuelle est difficile à décrire : entre mouvement saccadés, presque animaux par moments, et une forme de lenteur, de tranquillité, il dégage quelque chose de malsain, manipulant l’homme en pleine noyade, jusqu’à le conduire à sa perte.

Enfin, évoquons la performance d’Eliot Sidler. Représentant le passé de Marc, en pleine adolescence, sa gestuelle découle d’une impressionnante performance physique. Sa première apparition, en tant que chasseur préhistorique d’aurochs, lorsque l’homme évoque un souvenir d’enfance, est rappelée plus tard, alors que la vie touche à sa fin. On se contentera ici d’évoquer que les mêmes mouvements reviennent, comme une boucle, comme ce passé qui revient mettre un terme aux réflexions du noyé, avec un rappel symbolique de ce qui était raconté dans la première scène. Une façon de boucler la boucle, comme le fait le texte. Mais surtout, on retient quelque chose de très animal, comme un retour en arrière : lorsqu’il se bat avec un cygne, il dit d’ailleurs être le « roi des animaux », alors que sa situation à ce moment du récit le replace dans une situation de prédateur, qui doit chasser pour survivre. Malgré quelques touches d’humour, bien plus éparses que dans la première du spectacle, il représente les aspects moins légers de l’homme et notamment un passé, dans sa part la plus sombre, que l’homme dira, dans ses dernières paroles, vouloir changer.

Véritable dilatation – ou suspension, choisissez le terme qui vous conviendra le mieux – du temps, Requin est une incroyable plongée dans la pensée humaine, dans tout ce qu’elle a de plus complexe et de simple à la fois. Un spectacle, ou plutôt une expérience que nous proposent Laure Hirsig et sa Cie du Squale, qu’il vaut mieux vivre que d’en parler.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Requin, d’après le roman de Bertrand Belin, adaptation de Laure Hirsig, du 20 au 30 avril 2023 au Théâtre Saint-Gervais

Mise en scène : Laure Hirsig

Avec Vincent Coppey, Eliot Sidler et François Revaclier

https://saintgervais.ch/spectacle/requin

Photos : © David Kretonic

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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