Secret, enquête et puzzles
« Payer par chèque n’est pas l’idéal lorsqu’on est recherchée, mais il y a sans doute un délai avant que cela sonne l’alerte, alors elle a décidé de faire d’énormes courses pour ne plus avoir à sortir après. Le bonnet et les lunettes noires, c’est au cas où sa photo serait diffusée. » (p.71)
Inspirée par un vol en apesanteur, l’autrice de Quelques moments sans gravité, nous fait décoller dans un univers fantastique. La nouvelle s’ouvre sur un plongeoir : l’héroïne, Aline, n’a que sept ans et une expérience physique extraordinaire va lui arriver. Cette transformation, qui peut se reproduire à tout instant, devient son secret, influençant le reste de sa vie. Nous suivons cette fillette jusqu’à l’âge adulte lorsque, bien vite, elle se sent guettée et ne cesse de penser que « si on la cherche, c’est parce qu’elle est anormale » (p. 74). Obsédée par cette pensée, elle se renferme sur elle-même. Ses seuls exutoires sont les puzzles et son monde imaginaire : « Elle parle à l’orchidée [¼] à son café, à son thé, à toute la nourriture retrouvée, aux pièces du puzzle elles-mêmes, comme si elles étaient vivantes et dotées de personnalité » (p. 75).
Vision dystopique mais pas si lointaine de la réalité, la société est décrite par Karin Serres comme un centre de contrôle où les rapports humains sont anecdotiques et où la normalité devient un critère obligatoire (ou bien, est-ce la paranoïa d’Aline qui lui fait envisager le monde ainsi ?) : « En attendant, tous les mardis matin, à 10 heures précises, une réunion d’équipe virtuelle [¼] Aline préfère montrer sa réalité pour ne pas éveiller la méfiance des responsables » (p. 94). Mais voilà que l’héroïne rencontre Cloda, une femme vive et excentrique qui la pousse dans une enquête surprenante, à la recherche des origines de son secret…
Lauréate du prix SGDL (Société des Gens de Lettres) en 2013, Karin Serres, qui écrit aussi de la littérature jeunesse et des pièces de théâtre, immerge ici le lecteur dans un monde onirique, foisonnant de métaphores. Épousant le point de vue de l’héroïne, dont le pessimisme est parfois excessif, la voix narrative envisage finement les possibilités inquiétantes d’un futur proche, où chacun finit avec une puce implantée dans le bras. La plume de l’autrice, toute en poésie, est légère et parfume le récit de souvenirs d’enfance ayant une saveur aussi douce que celle d’un carambar. La lecture de Quelques moments sans gravité est indispensable à tous les adeptes de personnages hauts en couleur – un régal assuré.
Céline Moioli
Références :
Karin Serres, Quelques moments sans gravité, Alma Éditeur, 2023, 149 p.
Photo : © Céline Moioli