Les réverbères : arts vivants

Au TMG : L’école, comme une mare aux canards

Du 15 au 30 avril, le Théâtre des Marionnettes se transforme en salle de classe. Bienvenue dans Le vilain petit canard (ou le canard non genré de petite taille en situation de dysmorphisme), adapté et mis en scène par Claude-Iga Barbey. Dans ce conte revisité, on barbote dans la mare… mais aussi dans le jargon pédagogique de notre monde contemporain.

Tout commence par un œuf. Gigantesque. Enrubanné comme un cadeau. Délicieusement régressif, il a un côté Kinder Surprise – et ça tombe bien, parce qu’une surprise, il en cache une grosse ! Mais voilà qu’un drôle de magicien-marionnettiste (Pierric Tenthorey) arrive et le déballe. Il en sort divers éléments (bec, ailes, pattes, corps, yeux) qu’il tente d’assembler. Rires dans le public : de ces essais naissent d’improbables chimères… jusqu’à ce qu’un personnage émerge. Un drôle de canard, tout de guingois, pas très joli.

Voici Nioc-nioc : c’est lui, le héros de notre histoire.

Sur les bancs de l’école (ou : Sur les structures d’ameublement rectangulaires disposées au sein de l’espace d’interaction pédagogique)

Aujourd’hui, c’est le premier jour de Nioc-nioc à l’école. Tout est nouveau : la maîtresse (Madame la Poule), le lieu, les apprentissages et bien sûr, les autres élèves. Nioc-nioc rencontre ainsi ses camarades : Ritaline (une oie blanche hyper-active), Tiktok (un perroquet tout de jaune vêtu) et OK (un tarsier qui a peur de tout – surtout des virus). Parodique, vous avez dit ? Peut-être pas tant que ça…

Entre dialogues enlevés et chansons entraînantes interprétées en live, on découvre le quotidien de notre vilain petit canard, dans sa nouvelle école. La classe, mais aussi les couloirs, le préau et ses jeux (par exemple, ce tobogan qui se transforme en gueule d’alligator…). Problème : Nioc-nioc peine à s’intégrer à la classe. Et pour cause ! Quand il parle, c’est tout de travers, en inversant les mots et les syllabes. Il effectue les exercices à sa façon (qui n’est pas la bonne), vit dans un monde et un imaginaire bien à lui (qui ne sont pas les bons). Serait-il dyslexique, dyspraxique, haut potentiel, Asperger… ? Pour Madame la Poule, maîtresse consciencieuse, c’est un casse-tête. D’autant que cette brave gallinacée prend garde à appliquer à la lettre un complexe jargon pédagogique : on ne parle plus de patères pour accrocher les vestes, mais d’espaces d’échange émotionnel ; certains termes sont bannis pour être remplacés par d’autres, plus inclusifs / bienveillants / respectueux / choisissez votre adjectif. L’idée n’est pas mauvaise… mais Madame la Poule en perd ses mots et hoquète sur ces nouveaux concepts qui ne lui simplifient pas tous les jours la tâche.

Et Nioc-nioc, là-dedans ? L’école a une mission : sa différence doit ABSOLUMENT être expliquée ! Voilà qu’on l’emmène chez le pédopsychiatre, un chat aux airs de Sigmund Freud (sans compter l’accent !) qui lui fait passer une batterie de tests. Malheureusement, Nioc-nioc échoue. Il pense à sa manière, est stressé par le temps imparti… et fait tout de travers. La décision est prise : s’il ne réussit pas le test ULTIME, il sera placé en établissement spécialisé.

Loin de ses amis·es.

La force de l’amitié (ou : La capacité émancipatoire produite par un sentiment de confiance relationnelle choisie)

Heureusement, Nioc-nioc peut compter sur l’aide de Ritaline, Tiktok et Ouf. Ensemble, le groupe va trouver une solution ! Le chemin ne sera pas dénué d’embûches : il faudra élaborer des stratagèmes audacieux pour échapper au terrible concierge de l’école (un alligator qui déteste les enfants et fait exploser les pigeons grâce à du popcorn empoisonné !), se la jouer façon Mission impossible et surtout… découvrir comment faire pour que Nioc-nioc arrive enfin à parler à l’endroit.

Un petit indice, sans en révéler trop : tout se jouera autour d’une mare aux canards (ou plutôt : d’un biotope en auto-gestion, réservé à la protection de la faune sauvage) et aura quelque chose à voir avec le reflet. Nioc-nioc découvrira dans la foulée son véritable nom : Coin-coin… mais également un moyen de réussir le test ULTIME. Cette recherche permettra aux quatre comédiens·nes de déployer toute la poésie qui se cache derrière les marionnettes de table très « grand guignolesques » de cette pièce. Avec tendresse, Claude-Inga Barbey, Pierric Thenthorey, Xavier Loira et Mirjam Rast nous offrent au bord de la mare une parenthèse suspendue… avant que le flot de l’aventure ne nous emporte à nouveau, en compagnie de Nioc-nioc / Coin-coin.

Normer ou ne pas normer ? (ou : Imposer un carcan enfermant de valeurs et de concepts ou ne pas imposer un carcan enfermant de valeurs et de concepts ?)

La bienveillance du système scolaire, avec ses théories et son jargon, ne serait-elle qu’un gigantesque miroir aux alouettes ? Loin d’aider Nioc-nioc / Coin-coin à trouver sa propre voie, on cherche plutôt à le faire rentrer dans des cases et des catégories qui, de toute évidence, ne lui conviennent pas. Cette volonté de parodier un système actuel revisite de façon ludique et politique le conte de Hans Christian Andersen, comme le revendique Claude-Inga Barbey :

« Ce que j’ai souhaité mettre en avant personnellement, c’est l’approche normative des théoriciens de l’éducation. […] Je trouve qu’à l’école de nos jours, on fait beaucoup de théorie, on émet beaucoup de règles, mais on tourne autour du vrai problème qui est d’enseigner des choses concrètes aux enfants. […] On veut respecter les besoins, les personnalités et les différences de chacun… mais à travers cela on s’efforce d’identifier, de classifier et ainsi de contrôler lesdites différences. On catégorise des êtres humains qui sont inclassables. D’une certaine manière, on cherche quand même à les faire rentrer dans un moule. Au moindre problème, c’est la panique et on court chez le psychothérapeute. On s’en remet à des autorités médicales et psychiatriques… comme si on avait peur de nos propres enfants. Comme si on devait leur coller une étiquette pour nous rassurer… et surtout pour rassurer les autres. » (extrait du livret de salle)

C’est donc cette idée qui, en sous-texte, constitue le moteur de la pièce. Dès lors, Le vilain petit canard se lit à deux niveaux : celui, accessible aux plus jeunes, de l’aventure que vont vivre Nioc-nioc / Coin-coin et ses amis ; celui, davantage adressé aux adultes, de la satire d’un système scolaire parfois difficile à comprendre. Si le jargon sur lequel le second niveau repose s’avère parfois difficile à suivre pour un public d’enfants, tant les notions et les termes s’y mélangent pour former un véritable galimatias ; si le déploiement des rebondissements narratifs est finalement assez attendu d’un point de vue adulte (tout finit bien et c’est tant mieux !), l’inconfort est bien vite oublié par le mélange détonnant des deux niveaux. Ce que Le vilain petit canard propose, c’est en somme une histoire qui parle d’amitié, de différence, d’acceptation, de recherche de soi – et surtout, surtout, de liberté. Liberté d’être qui on est, sans étiquette, sans normes qui imposent une manière de penser, sans idéologie et sans démagogie. La liberté, comme Nioc-nioc / Coin-coin, d’être qui on veut, de la manière dont on veut.

Et m… pour les carcans qui prétendent régir notre mare aux canards !

Magali Bossi

Infos pratiques :

Le vilain petit canard (ou le canard non genré de petite taille en situation de dysmorphisme), d’après Hans Christian Andersen, du 15 au 30 avril 2023 au Théâtre des Marionnettes de Genève.

Mise en scène et adaptation : Claude-Inga Barbey

Avec Claude-Inga Barbey, Xavier Loira, Mirjam Rast et Pierric Tenthorey

https://www.marionnettes.ch/spectacle/272/le-vilain-petit-canard

Photos : © Carole Parodi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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