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POLIN(A)

« Ce que je veux moi c’est porter le prénom que j’ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans en avoir peur. […] Je veux croire qu’en France, je suis libre de porter mon prénom de naissance. […]. Je veux prendre ce risque là. Je m’appelle Polina. » (pp. 18-19)

Si ce premier roman autobiographique est signé Polina Panassenko, c’est que l’autrice est parvenue à corriger la modification onomastique qui lui avait été imposée par l’Etat français, lorsqu’elle immigre à Saint-Etienne avec sa famille au lendemain de la chute de l’URSS. Polina, alors agée de six ans, devient Poline : petite fille exilée dans un pays inconnu dont elle ne connait pas la langue. Oscillant entre passé et présent, l’autrice revient avec une franchise désarmante sur son histoire en convoquant ses souvenirs d’enfance, lesquels mettent en lumière la scission identitaire ressentie alors : « Russe à l’intérieur, français[e] à l’extérieur » (p  109).

« Je passe de Polina à Poline. J’adopte un e en feuille de vigne. Polina à la maison. Poline à l’école. Dedans, dehors, dedans, dehors. » (p. 110)

« C’est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l’enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l’ascenseur. Sauf s’il y a des voisins. » (p. 109)

En toile de fond, Polina Panassenko suggère les écueils de l’intégration et de l’identité. Il s’agit ici d’appréhender ces thèmes, d’ordinaire traités comme des sujets de société, par le prisme de l’individu, et d’humaniser ce que les administrations ont trop souvent considéré de manière abstraite ou arbitraire.

La force de frappe du récit tient à la verve de l’autrice. Véritable revanche, Tenir sa langue est paradoxalement l’occasion de déployer une langue qu’elle maitrise désormais, et avec laquelle elle joue. Entre mots-valises, lapsus, métaphores, jurons et familiarités, l’autrice confère à son texte une tonalité comique, qui traduit l’insouciance d’une enfant, confrontée à des problèmes d’adultes.

« L’accent c’est quelque chose. Rien du tout c’est ce qu’il m’en reste. Ce sont les oreilles des autres qui accentuent la rupture, s’étonnent qu’il ne soit plus là. Tu as un français impeccable. Impeccable. Une cuisine bien lavée. Pas de pelures coincées dans le trou de l’évier. Pas de taches sur la nappe. Même pas une miette accrochée à l’éponge. Mais si mon français est impeccable, le français de ma mère, il est quoi ? Et celui de mon père ? L’accent c’est ma langue maternelle. » (p. 122)

« Ma mère aussi veille sur mon russe comme sur le dernier œuf du coucou migrateur. Ma langue est son nid. Ma bouche, la cavité qui l’abrite. Plusieurs fois par semaine, ma mère m’amène de nouveaux mots, vérifie l’état de ceux qui sont déjà là, s’assure qu’on n’en perd pas en route. Elle surveille l’équilibre de la population globale. Le flux migratoire : les entrées et sorties des mots russes et français. Gardienne d’un vaste territoire dont les frontières sont en pourparlers. Russe. Français. Russe. Français. Sentinelle de la langue, elle veille au poste-frontière. Pas de mélange. Elle traque les fugitifs français hébergés par mon russe. Ils passent dos courbé, tête dans les épaules, se glissent sous la barrière. Ils s’installent avec les russes, parfois même copulent, jusqu’à ce que ma mère les attrape. En général, ils se piègent eux-mêmes. Il suffit que je convoque un mot russe et qu’un français accoure en même temps que lui. Vu ! Ma mère les décortique comme des crevettes surgelées […] On ne dit pas mangévastia, on dit stolovastia ou manger. » (pp. 107-108)

Lauréat du Prix Femina des lycéens 2022, Tenir sa langue est un roman touchant, frondeur et engagé, qui donne à réfléchir et vaut, sans aucun doute, la peine d’être lu.

Tifène Douadi

Références :

Polina Panassenko, Tenir sa langue, Editions de l’Olivier, 2022, 192p.

Photo : © jackmac34 et © Editions de l’Olivier (inner)

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