Les réverbères : arts vivants

Parabole préhistorique du monde moderne à l’Alchimic

Adaptation du roman de Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père, dans une mise en scène de Dylan Ferreux, propose une plongée dans la préhistoire où tenants du progrès et sceptiques s’opposent dans une métaphore de nos sociétés modernes.

L’histoire est narrée par Cassandra, d’abord à travers la voix off de Camille Giacobino, puis sur la scène par Lylou-Mélodie Guiselin, Elle raconte l’apprivoisement du feu par Edouard (Martin Jaspar), son père obnubilé par le progrès. Tous deux vivent avec Patricia (Sandrine Girard), la mère qui s’avère être une chasseuse hors-pair. Depuis la mort d’Ernest, le frère de Cassandra, iels cherchent à se protéger des lions tout en restant dans la grotte qu’ils habitent. Pas question de retourner dans les arbres, ce serait un trop grand pas en arrière. Pour ce faire, Edouard cherche à apprivoiser le feu, et y parvient en le récupérant, grâce à un bâton, dans un volcan. Les lions ne viendront plus les embêter. Autour d’eux gravite encore Vania (Angelo Dell’Aquila), l’oncle réac ennemi du progrès qui leur rend régulièrement visite. On vous le donne en mille : cela finit toujours en conflit avec son frère Edouard, avant que Vania ne s’en aille en hurlant « back to the trees ! » L’arrivée, enfin, de Ian (Frédéric Polier), grand voyageur, qui ramène une nouvelle technologie permettant de maîtriser le feu encore plus facilement, offre de nouvelles perspectives. Mais est-ce pour le mieux ?

Le progrès, un mal pour un bien ?

Dans l’histoire qui nous est racontée sur les planches de l’Alchimic, transformées pour l’occasion en l’intérieur d’une grotte, le feu s’avère être un progrès miraculeux : il permet à la famille de se réchauffer, de se protéger des prédateurs qui en ont peur, de cuire la viande, mais aussi de fabriquer des armes plus performants, en attendant la création de l’arc et des flèches. Mais attention, car ce progrès a aussi un versant négatif : lorsqu’il « mord » Vania, ce dernier met Edouard en garde. Et si l’on ne peut décemment pas être totalement d’accord avec Vania, réfractaire à toute forme de progrès et qui continue de vivre dans les arbres, force est de constater qu’Edouard aurait dû faire plus attention et ne pas se laisser griser. Leurs rapports en disent long sur la société moderne !

Car Pourquoi j’ai pas mangé mon père est une véritable métaphore du progrès et de ses dérives potentielles. Le texte original date de 1960, on peut donc penser que le feu était une métaphore d’énergies comme le nucléaire, ou d’autres progrès comme la télévision. Aujourd’hui, c’est inévitablement l’intelligence artificielle qui nous vient à l’esprit, ou la démocratisation des voitures électriques et les débats qui s’ensuivent autour de l’écologie. Le fait de placer ces questionnements dans une époque préhistorique illustre bien que les interrogations entre bienfaits et dérives du progrès sont éternelles et que, mis entre les mains d’être humains, le progrès aura inévitablement un versant négatif, qu’il faut accepter malgré tout. Sans toujours savoir à l’avance de quel ordre il sera…

Une adaptation intelligente

Le premier élément marquant de l’adaptation signée par Dylan Ferreux et Martin Jaspar est le changement de narrateur : Ernest, qui endosse ce rôle dans le texte de Roy Lewis, et cette fois-ci décédé, dévoré par un lion. C’est sa petite sœur Cassandre qui narre alors le propos de Pourquoi j’ai mangé mon père. Peut-on parler d’une volonté d’apporter une dimension féministe ? Ce choix amène en tout cas une touche de modernité en plus, qui réactualise un texte qui commence à dater, ayant été publié à l’origine en 1960. La question de la place de la femme et, par conséquent de l’égalité, devient sous-jacente dans cette adaptation, sans être centrale. Pour preuve l’affirmation de Patricia, qui prend régulièrement le dessus sur son mari et est la véritable cheffe de famille.

La scénographie imaginée par Fleur Bernet est également très maligne : le sol blanc symbolise l’intérieur de la grotte, où la famille est protégée du monde extérieur. Le feu, placé à l’avant-scène, dévoile quelque chose de magique – comment donc s’y sont-iels pris pour l’allumer et l’éteindre à volonté ? En fond de plateau, dans l’ouverture de l’entrée de la grotte, un écran projette le monde extérieur, avec sa vaste forêt et ses animaux sauvages. Mais cela n’en reste pas là, car il est aussi utilisé pour illustrer l’étrange monde intérieur de Cassandre lorsqu’elle rêve de son frère qu’elle aurait aimé sauver ; ou encore pour créer des ellipses et faire avancer ce texte d’une extrême densité.

Si le fond peut paraître grave, avec une profonde réflexion, Dylan Ferreux et Martin Jaspar n’en oublient pas d’apporter la touche d’humour qu’il faut, et qu’on avait particulièrement appréciée dans l’œuvre originale. Les nombreux anachronismes présents dans l’histoire créent un hilarant décalage. Edouard essaie par exemple de comprendre à quelle période de la préhistoire il vit et désespère de n’en être pas encore arrivé au point qu’il espérait. On soulignera également l’invention de nouveaux mots et concepts, comme celui de sieste, ou encore les tentatives d’expression qui ne fonctionnent pas, certains termes n’ayant pas encore été inventés. Vania lit ainsi dans Edouard comme dans un… mais quoi donc ?

Enfin, il nous faut évoquer le travail des costumes, Nathalia Egea et Marion Schmid. Si les comédien·ne·s évoluent avec masques et perruques, tout en adoptant une gestuelle simiesque pour signifier leur appartenance préhistorique, les costumes indiquent également de manière subtile l’avancée de chacun dans l’évolution. Vania n’est ainsi vêtu que de feuilles, alors que la famille d’Edouard porte des chemises et des pantalons, certes sales et trouvés, mais des vêtements quand même. La dernière tribu qu’ils rencontreront, et qui semble plus avancée, porte des chemises presque immaculées. N’oublions pas non plus Ian, qui porte des artefacts de différents endroits du monde, afin d’illustrer ses nombreux voyages, entre le Grand Nord et la Chine.

Au final, cette adaptation de Pourquoi j’ai mangé mon père, qu’on attendait avec impatience après avoir adoré le roman, ne nous déçoit pas le moins du monde ! Beaucoup d’éléments ont été modifiés, à commencer par le propos, toujours ancré dans la préhistoire, revu avec un regard plus actuel, qui rafraîchit et fait du bien. Le texte nous avait impressionné par sa modernité, on ne peut que l’être également par cette adaptation sur les planches de l’Alchimic.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Pourquoi j’ai mangé mon père, adapté par Martin Jaspar et Dylan Ferreux, d’après le roman de Roy Lewis, du 18 avril au 5 mai 2024 au Théâtre Alchimic.

Mise en scène : Dylan Ferreux

Avec Angelo Dell’Aquila, Sandrine Girard, Lylou-Mélodie Guiselin, Martin Jaspar, Frédéric Polier et la voix off de Camille Giacobino.

https://alchimic.ch/pourquoi-jai-mange-mon-pere/

Photos : ©Carole Parodi

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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