Les réverbères : arts vivants

Quête acrobatique de l’eau

Dans la palette des arts du cirque, le spectacle guinéen Yé ! (L’eau) se distingue moins par une combinaison impressionnante d’acrobaties de précision que par son fond social et environnemental.

Doté de figures acrobatiques spectaculaires telles que les pyramides humaines et les sauts périlleux, intégrant des éléments de hip-hop avec des rotations rapides comme des toupies, ce spectacle captive par sa vitesse d’exécution. Au cœur de Yé ! (L’eau), imaginé par le Circus Baobab, on retrouve des motifs répétitifs de mouvements corporels, bien que variés dans leur présentation. Les artistes manipulent leurs corps avec une souplesse et une précision qui confinent à l’art, transformant leur anatomie en formes dynamiques et enroulées qui captivent les spectateurs.

Au-delà de l’aspect purement divertissant, Yé ! (L’eau) porte un message social et environnemental fort. Il met en avant des artistes féminines puissantes, qui, à travers des performances de cheerleading acrobatique, symbolisent la lutte contre les injustices, notamment les violences faites aux femmes en Afrique. Ces images fortes de femmes en action reflètent la résilience et l’importance cruciale des femmes dans le maintien des structures sociales sur le continent.

Solidarités

La performance s’ouvre sur une scène troublante, avec des bouteilles en plastique écrasées qui cadrent le décor, symbolisant la pollution omniprésente. Le terme « Yé ! » qui signifie « l’eau » en langue soussou, sert de fil conducteur pour toute la représentation. L’habileté de la troupe à transformer cette préoccupation globale en un spectacle artistique est à la fois dynamique et méticuleuse. Les interprètes, par leurs mouvements, communiquent un message urgent mais empreint d’espoir, reflétant à la fois les conflits et les solidarités qui émergent face aux crises hydriques.

Les acrobaties s’inspirent des danses et rituels africains pour narrer des récits de communauté, de résistance et de coexistence pacifique avec l’environnement, soulignant l’importance de la préservation des traditions culturelles. Le chant soussou qui accompagne les préparations des artistes rappelle profondément leurs origines et la richesse de leur héritage oral.

En lutte

Entre grappes humaines, envols, contorsions, et combats aériens, la représentation ne manque pas de mettre en avant des symboles forts comme la pietà ou la crucifixion ascensionnelle au milieu d’une pyramide humaine, utilisant la scène pour éveiller les consciences et enchanter visuellement les spectateurs.

Malgré l’utilisation de figures classiques comme les pyramides humaines et les portés aériens, les artistes démontrent une maîtrise technique exceptionnelle qui transcende la simple prouesse physique pour incarner des valeurs de solidarité et de confiance mutuelle, cruciales pour subsister dans des milieux difficiles. La chorégraphie mêle avec finesse le cirque et la danse, conférant à chaque geste une signification profonde et faisant de chaque scène un récit qui reflète la lutte continue pour l’accès à l’eau.

Conflits pour l’eau

Le spectacle est également ancré dans une réalité socio-politique complexe, avec une troupe composée d’anciens enfants des rues, défiant les conventions sociales pour se réinventer sur scène. Ces artistes livrent plus qu’un spectacle : ils offrent une méditation sur des thèmes comme la pénurie d’eau, symbolisée par des scènes dramatiques centrées autour d’une bouteille d’eau en plastique, devenant un puissant symbole de conflit et de survie.

La mise en scène s’ouvre sur une représentation visuelle frappante de la pollution par le plastique, où des bouteilles écrasées cadrent l’espace de performance, soulignant les enjeux environnementaux immédiats. La chorégraphie fusionne cirque et danse traditionnelle africaine, racontant des histoires de communauté et de coexistence harmonieuse avec la nature, sous-tendues par la musique et le chant traditionnel soussou, renforçant le lien avec leur héritage culturel.

Black Women Lives Matter

Le spectacle vise un très large public tout en distillant un engament social et environnemental. Une artiste guinéenne à la faite d’une colonne de deux porteurs masculins reconduit la figure culte du cheerleading acrobatique, le heel stretch, qui signifie « étirement du talon ». Pour l’accomplir, la flyer se tient sur une jambe et lève son autre jambe, orteils pointés vers le ciel la flyer lève ses bras en « V » et ouvre sa main pour attraper le talon de la jambe en l’air.

Le corps féminin forme donc le V de la victoire, celle d’une équipe mais aussi du féminin en lute et en bute à tout ce que l’on peut imaginer d’atteintes aux droits humains, en Afrique notamment.  Un continent dont les sociétés ne tiennent encore debout qu’essentiellement par l’action multiforme des femmes assurant la survie quotidienne de la famille et de la communauté.

Il est également essentiel de rappeler que les fondatrices du mouvement Black Lives Matter sont Patrisse Cullors, artiste et militante queer américaine, Alicia Garza, activiste et éditorialiste, et Opal Tometi, une défenseure des droits des immigrants basée à New York. En 2013, ces trois femmes afro-américaines ont lancé l’expression « Black Lives Matter » suite à l’acquittement de George Zimmerman, un garde bénévole jugé pour le meurtre de Trayvon Martin, un jeune Afro-Américain de 17 ans, assassiné en Floride l’année précédente.

Violences

À la source de Yé ! (L’eau), treize artistes de Guinée, ex-enfants de la rue, âgés de 18 à 32 ans, dont seulement deux femmes. Ces artistes femmes ont bravé le carcan des traditions qui les destinent à se naufrager au foyer à aider maman avant d’être de bonnes mères et épouses. Ensemble, elles préparent pour fin 2024 Yongoyély, « l’exciseuse » en langue soussou, avec une dizaine de jeunes filles à Conakry tandis que l’excision fait plus de 200 millions de victimes à travers le monde.

L’affrontement communautaire, le mano a mano autour d’une bouteille de plastique recélant un peu l’or bleu est au cœur de la dramaturgie. Deux danseurs acrobates ne récoltent ainsi que d’air d’une bouteille vide avant de trépasser. On ne compte plus les corps, les luttes façon sumotoris, la simulation d’étranglement létal d’une acrobate et les projections violentes. Neuf hommes et deux femmes ont beau suer de poésie, d’absurde, de burlesque et de poésie, leurs affrontements se terminent par la chute et des vies étendues, défuntes ou animées, au plateau.

Eau de tous les maux

Bien que souvent désignée comme le « château d’eau » de l’Afrique de l’Ouest, la Guinée est confrontée à une sérieuse crise d’accès à l’eau potable pour une grande partie de sa population. Les infrastructures de distribution d’eau sont fréquemment inefficaces ou absentes, particulièrement dans les zones rurales et certaines régions urbaines, forçant les résidents à dépendre de sources d’eau non traitées et risquées.

La pollution de ces sources d’eau par les déchets plastiques et d’autres contaminants contribue à exacerber le problème, exposant la population à des risques de maladies, comme le choléra et la typhoïde. En outre, l’industrie de l’eau en bouteille est constamment critiquée pour ses pratiques, notamment par des ONG et l’ONU, qui rapportent un manque de transparence, l’exploitation excessive des ressources locales et la pollution des lacs, mers et océans, menant à divers problèmes de santé publique.

Transmission sociale

Le projet social du Circus Baobab, établi en 1998 à Conakry avec la collaboration de Pierrot Bidon, fondateur de la compagnie française Archaos qui a révolutionné le cirque contemporain, est particulièrement remarquable. Initialement, sous la guidance de formateurs français, une cinquantaine de jeunes ont eu l’opportunité de s’initier aux arts du cirque tels que les trampolines, les trapèzes et le mât chinois.

Plus qu’une simple compagnie de spectacle, le Circus Baobab s’est engagé dans une démarche de cirque social, ouvrant la voie à l’expression artistique et à la professionnalisation pour les jeunes issus de milieux défavorisés. Ce projet vise principalement à l’inclusion sociale et à la formation de nouveaux talents, illustrant le potentiel du cirque à opérer une transformation sociale.

Le spectacle défie certaines normes établies, mélangeant acrobatie, danse, chant et problématiques environnementales, et sert de rappel puissant que l’art peut agir comme un catalyseur de changement et sensibiliser aux enjeux contemporains. Les treize acrobates du spectacle nous convient à un voyage à la fois émotionnel et intellectuel, explorant la vulnérabilité de notre relation avec l’environnement et la résilience de l’esprit humain. Dans cette optique, Yé ! est une ode à la vie, un appel à protéger et valoriser notre ressource la plus vitale et menacée : l’eau.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Yé ! (L’eau), par le Circus Baobab, au Théâtre Forum Meyrin, les 16 et 17 avril 2024.

Kerfalla Camara, direction artistique – Yann Ecauvre, mise en cirque – Nedjma Benchaïb et Mounâ Nemri, chorégraphies

Avec Bangoura Hamidou, Bangoura Momo, Camara Amara Den Wock, Camara Bangaly, Camara Ibrahima Sory, Camara Moussa, Camara Sekou, Keita Aicha, Sylla Bangaly, Sylla Fode Kaba, Sylla M’Mahawa, Youla Mamadouba, Camara Facinet en alternance avec Tambassa Amara

Photos : Mtetelli.net

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