Les réverbères : arts vivants

Pelléas & Mélisande, amours au bord de la fontaine

Cosmos insondable, fluidité de l’eau, mystère de l’iris… du 26 octobre au 2 novembre, le Grand Théâtre se transforme en conte tragique, entre amours médiévales et ténuités symbolistes. Avec Pélléas & Mélisande, Sibi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet donnent au drame lyrique de Claude Debussy un souffle contemporain, sous la direction musicale de Juraj Valčuha. 

Créée en mai 1893, Pelléas et Mélisande est d’abord une pièce de théâtre écrite en français par l’écrivain flamand Maurice Maeterlinck (Prix Nobel de littérature 1911). Sitôt jouée, elle connaît un immense succès. Et il y a de quoi ! Sa mélancolie, son intrigue toute en ombres et en lumière séduisent les milieux artistiques fin-de-siècle nimbés de symbolisme – on se souvient de Verlaine (« De la musique avant toute chose »), ou de Mallarmé et son Après-midi d’un faune mis en musique par Debussy au début des années 1890. Il n’en faut pas plus pour que le même Debussy soit séduit, lui aussi. En 1902, il s’empare de cette histoire inspirée par des idylles aussi contrariées que celles de Tristan et Iseult, de Guenièvre et Lancelot. 

 

Château des emprises, château des désirs 

L’intrigue s’ouvre sur un prince vieillissant, Golaud (le baryton Leigh Melrose). Loin de chez lui (le royaume d’Allemonde), perdu dans une sombre forêt, il erre… jusqu’à sa rencontre, au bord d’une fontaine, avec une jeune fille en pleurs. Elle se nomme Mélisande (Mari Eriksmoen, soprano), et a fui un endroit malfaisant dont on ne saura rien. Ses cheveux, plus pâles que la lune, tombent en cascade. Sa voix ne tarde pas à séduire le prince. De fil en aiguille, d’insistances en acceptation résignée, la voilà qui épouse Golaud. En Allemonde, elle rencontre Arkel (roi aveugle et père de Golaud (Nicola Testé, basse)), Geneviève (la mère du prince (Sophie Koch, mezzo-soprano)) et le jeune Yniold (fils de Golaud, né d’un premier mariage (Charlotte Bozzi, soprano)). Mais elle se lie surtout à Pelléas (Björn Bürger, baryton), le demi-frère de Golaud. Grand, rassurant, chevaleresque, il a tout pour plaire – comme dans les meilleurs romans de fin’amor. Dans ce château où les non-dits flottent comme des ombres, Mélisande n’est pas heureuse. Sous l’emprise d’un mari plus âgé qu’elle, elle s’épanche en un lieu réputé miraculeux : la Fontaine des aveugles. C’est là que naît son amour pour Pelléas, le château des emprises devenant lentement celui des désirs.  

La suite entremêle des motifs connus depuis Chrétien de Troye, et même depuis Homère : l’amour adultère impossible, la jalousie rampante, les rendez-vous secrets, le dénouement tragique – entre duel sans merci et chagrin menant à la mort. On y retrouve des échos de contes (les longs cheveux de Mélisande, lancés de la tour jusqu’à Pelléas, rappellent la Raiponce des frères Grimm) ; le château du roi Arkel a des airs de forteresse aux ronces, comme dans La Belle au bois dormant… Mais cette fois-ci, pas de « et ils vécurent heureux ». Seul espoir : une enfant est née avant que Mélisande ne s’éteigne. C’est sur elle que s’achève l’intrigue, comme sur un renouveau – sans qu’on sache vraiment de qui elle est la fille. 

Fluidité des âmes 

Si l’histoire ainsi résumée pourrait prêter à sourire (d’ailleurs, lors de la générale précédant la première, le 28 avril 1902, le public a ri lors de passages pourtant tragiques), ce n’est pas tant le triangle amoureux qui fait l’intérêt du livret. À travers sa musique, Debussy rend davantage compte de la fluidité des âmes, des sentiments et des émotions que l’on n’exprime pas, que de l’originalité d’une histoire.  

Lorsqu’elle arrive dans le royaume d’Allemonde, Mélisande est une étrangère. Au pays du roi Arkel, tout est rigide et froid – comme le laissent entendre la scénographie imaginée par Marina Abramović et les costumes de la créatrice de mode Iris van Herpen. Le château ressemble à une géode géante, tapissée de cristaux crayeux aux arrêtes tranchantes. Les tenues des membres de la cour (Arkel, Golaud, Geneviève, Yniold et même Pelléas) sont rigides, noirs ou gris, étoffes lourdes, opaques, aux strates superposées. Mélisande, femme mystérieuse aux traits éthérés, possède quant à elle la fluidité de l’eau – ce qui se remarque jusque dans sa robe, argentée et mouvante, qui évoque dans la transparence de ses fils entrecroisés le mouvement des ondes. Les fils sont d’ailleurs un symbole fortement rattaché à Mélisande, rappelant tantôt sa longue chevelure (qui séduit Pelléas), tantôt l’emprise d’araignée que Golaud a sur elle. Pas étonnant que Mélisande, fille des fontaines, se blesse aux rudes contours du château d’Allemonde… 

La musique de Debussy, elle, se place tout entière du côté de Mélisande et de l’amour qu’elle tisse avec Pelléas. Dans la fosse à orchestre, les musicien-nes de l’OSR donnent à entendre les inflexions des âmes – plaintives avec les bois (qui font écho aux sonorités de la voix humaine), coulantes comme l’eau avec les cordes. Difficile, cependant, de retenir un air, car la musique de Debussy n’est pas conçue pour rester dans la tête (contrairement à Verdi, Mozart ou même Wagner). Parfois difficile à apprivoiser, elle suggère sans imposer une interprétation précise. Davantage que grâce à un texte qui aujourd’hui peut paraître un peu mièvre, c’est à travers elle qu’on comprend le drame. Un drame que Debussy se garde bien d’appeler de son nom : rien de péremptoire ou d’affirmatif dans sa partition – seulement la nuance propre au mouvement symboliste. « De la musique avant toute chose », écrivait Verlaine dans son Art poétique (1874), mais il ajoutait aussi : « Rien de plus cher que la chanson grise / Où l’Indécis au Précis se joint. » 

 

Du mouvement au cosmos 

La grande réussite de ce Pelléas & Mélisande, c’est de conférer à ce dévoilement musical des sentiments une dimension chorégraphique. Sibi Larbi Chekaoui (à qui l’on devait déjà la mise en scène de Idomeneo, rei di Creta et Ihsane, présentés au GTG en 2024) et Damien Jalet (lui aussi habitué du Grand Théâtre), qui signent la mise en scène et la chorégraphie, ont ainsi fait un choix audacieux : donner une place importante à la danse, dans un opéra qui ne s’accompagne normalement pas de ballet. Pari plus que réussi !  

Huit danseurs, issus pour moitié du Ballet du Grand Théâtre et pour moitié de l’Eastman Dance Company, accompagnent la cour du roi Arkel. Tantôt chevaliers (avec un traitement des pièces d’armures jouant sur la transparence), tantôt ombres de la forêt, ils se comportent surtout comme les alter-egos invisibles des personnages – leurs âmes ou leurs sentiments, en quelque sorte. Cette sensation est particulièrement tangible à travers certains duos, comme la discussion entre Golaud et son fils Yniold (le père poussant le garçonnet à espionner les amants), ou les disputes entre le même Golaud et Pelléas. Racontée à travers la danse, l’agonie de Pelléas après le duel avec son rival prend une dimension beaucoup plus corporelle, ce qui accentue son caractère aussi tragique qu’inéluctable. C’est à travers la danse que l’on comprend la jalousie et la déchéance de Golaud (qui maltraite sa femme), les désirs cachés de Pelléas et Mélisande, l’optimisme malicieux d’Yniold. 

À cela s’ajoutent des installations vidéo somptueuses, conçues par Marco Brambilla. Du cosmos (nébuleuse, lune, constellation, planètes enchevêtrée) aux infimes détails d’un œil humain, ces projections prennent place dans des cercles gigantesques qui semblent flotter au-dessus du plateau. Afin de représenter le cycle d’amour-jalousie dans lequel Pelléas et Mélisande se trouvent peu à peu enfermés, mais aussi le caractère éternel des passions sans cesse rejouées, Marina Abramović met le cercle au centre de son dispositif. Ciel nocturne, fontaine des amants, fenêtre de la chambre, lumière d’un phare, anneau de noces, balle d’or d’enfant… les cercles sont partout, et les personnages s’y abritent, s’y explorent, s’y enferment.  

Des cercles entremêlés, sans début ni fin – comme l’histoire qui lie Pelléas à Mélisande, par-delà la mort. 

Magali Bossi 

Infos pratiques : 

Pelléas et Mélisandre de Claude Debussy (sur un livret de Maurice Maeterlinck), du 26 octobre au 2 novembre 2025 au Grand Théâtre de Genève. 

Mise en scène et chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet 

Direction musicale : Juraj Valčuha 

Avec Björn Bürger, Mari Eriksmoen, Leigh Melrose, Nicolas Testé, Sophie Koch, Charlotte Bozzi, Mark Kurmanbayev (chant),  

Avec l’Orchestre de la Suisse Romande et le Chœur du Grand Théâtre de Genève 

Avec des danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre et de Eastman Dance Company 

https://www.gtg.ch/saison-25-26/pelleas-melisande/#boxzilla-45937 

Photos : © Magali Dougados 

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé. Elle aime le thé et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Présidente de l’association La Pépinière, elle est responsable de son pôle Littérature. Docteure en lettres (UNIGE), elle partage son temps entre un livre, un accordéon - et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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