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Tombeau poétique et mémoriel

Ihsane, de Sidi Larbi Cherkaoui propose une œuvre intense et émouvante, centrée sur les thèmes de la perte, de la mémoire et de l’héritage.

Cette nouvelle création du chorégraphe belgo-marocain s’inscrit dans une interrogation de ses origines. Elle débute avec une pièce plus théâtralisée, Vlaemsch, en forme d’hommage à sa mère flamande et à ses origines européennes. Avec Ihsane, Cherkaoui se tourne vers son héritage paternel marocain, plongeant dans des récits personnels et collectifs qui trouvent un écho dans des problématiques universelles. Il en résulte une fresque chorégraphique à l’impact visuel et émotionnel remarquable, où danse, musique et scénographie se mêlent avec une grande fluidité.

Bienveillance

Le titre, Ihsane, fait référence en arabe à une idée de bienveillance et d’excellence, une aspiration spirituelle qui inspire toute la création. Cette réflexion sur l’altérité et la transmission nourrit chaque instant du spectacle. L’ensemble oscille entre lumière et obscurité, entre douceur et violence, entre le passé et l’avenir. Rappelant de loin en loin l’univers de la chorégraphe allemande historique Pina Bausch, les danses furtives célèbrent la communauté par la forme d’une ronde circulaire reliant les interprètes.

Le spectacle s’ouvre sur une scène presque familière : un cours d’arabe dans une rue, à l’entrée d’une possible mosquée. Les danseurs et danseuses, incarnant des élèves, répètent des mots inscrits à la peinture bleue sur un mur, à la fois gestes et paroles. Ce tableau initial, à la simplicité trompeuse, ancre immédiatement les spectateur·ice·s dans une quête d’apprentissage et de transmission. Le mouvement des interprètes, inspiré par la calligraphie arabe, évoque une fluidité presque liquide, chaque geste semblant prolonger la courbe des lettres.

Variété dansée

Les tableaux, tour à tour vivants, figés et dansés surgissent comme des instantanés mémoriels, des états d’être empruntant à tous les registres : asiatique par un délicat travail ciselant bras et mains, néo-dalcrozien par ces danses collectives pendulant entre célébration et recueillement endeuillé. Mais aussi hip hop sculptural tel ce danseur de la Compagne Eastman du chorégraphe passant une forme figée semblant dérivée de la coupole chère au breakdance. Elle peut ainsi évoquaer une théière ou un vase.

Contemporain enfin, par cette manière qu’a toujours eue le chorégraphe de mettre en mouvement des éléments scénographiques. Ces tapis ne figurent-ils pas alors une forme de disparition, d’absence-présence propre aux êtres en exil ? Ainsi les interprètes disparaissent sous les tapis tantôt déposés au sol pour le cérémoniel du thé. Plus loin, la tribu dansante les dépose au proscenium, pareils à des baluchons de migrant·e·s coincé·e·s dans une attente incertaine.

Des fragments d’écrits du théologien islamique Timothy Winter et du philosophe Jason Silva infusent l’espace. Ainsi ce passage posant en substance que « le but d’une langue n’est pas d’être achevée, mais de devenir fluide. Une langue, c’est une multitude de dialectes qui émergent et évoluent. Il y en a au moins deux que chacun connaît bien, ceux qu’on maîtrise. Alors, aimez-vous les un·e·s les autres. Votre corps tombe à terre. Les larmes coulent sur vos joues, glissant pour toucher le sol. Les gens regardent vos larmes et ce qui est tombé, établissant un lien entre les deux. Vous êtes entouré, peut-être par des poignées de main et des baisers, si cela vous convient, ou par d’autres gestes dans des dialectes moins familiers. Mais qu’est-ce que le deuil ambigu ? C’est la mort d’un rêve, l’effacement d’une aspiration. » Ces propos trouvent un écho dans les danseurs et danseuses agenouillé·e·s en front de scène emplissant un plat d’or de grains blonds évoquant ici un sablier, là le partage autour d’un deuil sans fin trouvant une forme de consolation.

Seuil

La scénographie d’Amine Amharech constitue un élément clé de la pièce, transformant l’espace scénique en une métaphore visuelle des thèmes abordés. Le sol, inspiré d’une photographie aérienne de Tanger, alterne entre motifs de terre et de mer, créant une surface mouvante qui reflète les tensions entre stabilité et mouvement. Les tapis marocains, manipulés par les interprètes, deviennent des supports symboliques de voyage et de transition. Une immense porte sculpturale, qui s’ouvre et se referme, agit comme un seuil vers un ailleurs, à la fois physique et mental.

Les costumes d’Amine Bendriouich amplifient cette dimension symbolique. Inspirés par les traditions marocaines mais empreints d’une modernité audacieuse, ils habillent les interprètes de couleurs chatoyantes et de motifs délicats. Certaines pièces sont ornées de textes en arabe, inscrivant littéralement le langage à-même les corps. Cette approche, à la fois ancrée dans la tradition et résolument contemporaine, reflète l’esprit de Ihsane, une œuvre qui dialogue avec le passé tout en interrogeant le présent.

Perte et deuil

La musique, composée par Jasser Haj Youssef, enveloppe le spectacle d’une profondeur émotionnelle et spirituelle. Virtuose de la viole d’amour, Haj Youssef a conçu une partition où les sonorités orientales se mêlent aux influences jazz et aux harmonies mystiques. En témoigne cette médisante reprise en version World Music de Paroles Paroles de Dalida et son entêtamt refrain sur la vacuité d’une grande acuité des paroles : « Paroles et paroles et paroles et paroles/Et encore des paroles que tu sèmes au vent. » Les voix de Fadia Tomb El-Hage et Mohammed El Arabi Serghini ajoutent une texture vocale envoûtante, créant des moments suspendus d’une grande intensité. La musique agit ici comme un fil conducteur, guidant les danseurs dans une exploration des paysages intérieurs et des récits collectifs.

Au-delà de sa beauté esthétique, Ihsane aborde des questions profondes sur la perte et le deuil. La disparition du père de Cherkaoui à l’âge de 19 ans imprègne chaque tableau d’une mélancolie douce et d’une quête de réconciliation. Si une personne disparait, elle poursuit son dialogue interrompu du vivant, une manière singulière de converser avec l’absence, de lui donner corps et formes tant chorégraphiques que plastiques. Tel est bien le dessein de cette pièce chorégraphique. Ce dialogue atteint son acmé dans la scène d’une poésie rare, où les danseurs et danseuses se transmettent du sable, métaphore du temps qui passe et des souvenirs qui nous lient.

Le spectacle évoque également le drame d’Ihsane Jarfi, jeune homme marocain assassiné en Belgique en 2012, dans un acte de violence homophobe et raciste. Sans jamais tomber dans le pathos, Cherkaoui intègre cette tragédie comme un écho lointain, rappelant que l’humanité, jusque dans sa barbarie, est au cœur de son travail. Abordé en marge de plateau, le martyr du jeune homme est évoqué par un duo entre un tortionnaire manipulant sa victime par d’invisibles visibles. D’un geste sémaphorique le bourreau assigne les contorsions et positions de soumission à l’infortuné. Les mots jaillissent sobrement d’une danseuse décrivant quasi-cliniquement le calvaire enduré par Ishane Jafri.

La danse elle-même est d’une grande fluidité et précision. Ces instants capturent l’essence de Ihsane : une célébration de la coexistence et de la communion.

Puissance émotionnelle

Si quelques tableaux peuvent sembler parfois trop explicites dans leur symbolisme comme celui de l’égorgement théâtralisé d’un bouc émissaire avec filets carmin de tissus jaillissant de sa gorge, ces moments n’altèrent pas la puissance émotionnelle de l’ensemble. Sidi Larbi Cherkaoui démontre une fois de plus son talent à créer des ponts entre les cultures, les générations et les émotions.

Ce voyage chorégraphique, profondément ancré dans ses racines mais ouvert sur le monde se scelle sur l’emmaillotage d’un danseur dans son cocon funèbre. S’élevant dans les airs, le sable du temps s’écoule alors de ce qui n’est plus que mémoire de formes d’un linceul. Au final, un immense rideau de pluie, si ce n’est de cendres, cascade des cintres laissant la communauté dansante immobile et recueillie. Toute baignée d’une lumière, dont on ne sait si elle est annonciatrice de tous les crépuscules ou aubes du monde.

Frank Lebrun

Infos pratiques :

Ihsane., Création pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève (GTG), du 16 au 19 novembre 2024 au GTG.

Chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui

https://www.gtg.ch/saison-24-25/ihsane/

Photos : ©Gregory Batardon

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