Les réverbères : arts vivants

Idomeneo, re di Creta : de fil(s) et de sang

Roi maudit et dieu avide, amours contrariées et offrande sacrificielle : Idomeneo, re di Creta accoste sur la scène du Grand Théâtre, du 21 février au 2 mars. Ou, quand l’opéra virevoltant de Mozart flirte avec le mythe, pour mieux nous permettre de (re)penser les enjeux de notre contemporanéité.

Roi de Crète, Idoménée (Bernard Richter, impressionnant par sa prestance hiératique) revient après dix ans de guerre : vaincue par les Grecs, la magnificence de Troie n’est plus. Sur le chemin du retour, le monarque se heurte hélas à la colère glacée de Neptune. Pour échapper aux tempêtes que le dieu a déchaînées, Idoménée conclut un pacte sanglant : le premier être vivant qu’il apercevra en touchant les rivages de son royaume sera sacrifié pour apaiser Neptune.

En Crète, le prince Idamante (Lea Desandre) n’a pas revu le roi son père depuis dix ans. Son cœur aime Illia (Giulia Semenzato), princesse troyenne détenue comme captive. Cette dernière nourrit, elle aussi, de tendres sentiments pour Idamante – ce qui ne manque pas de la désoler, car ce sont les Grecs qui ont fait tomber Troie. Pendant ce temps, Electre (Federica Lombardi), la fille d’Agamemnon, est bien résolue à venger son père (qui a trouvé la mort par traîtrise, à son retour de Troie), tout en éprouvant pour Idamante une passion dévorante. Or, le prince Idamante affranchit les prisonniers troyens – et Illia, par la même occasion, à qui il avoue son amour. Tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes… sans un de ces coups du sort dont les mythes ont le secret : à peine sauvé du naufrage, le roi Idoménée croise la route de son fils, le désignant ainsi comme victime du sacrifice.

Fils du destin et tragiques chromatismes

Mozart a seulement vingt-cinq ans lorsqu’il compose Idomeneo, re di Creta, sur un livret de Giambattista Varesco. Du mythe antique, ils empruntent la trame – mais revoient néanmoins la conclusion de l’intrigue : ainsi, le prince Idamante ne périt pas, sacrifié par son père à Neptune dans un accès de folie… mais se voit hériter du trône de Crête, après abdication du roi. Une happy end, en somme, dont l’optimisme se ressent à travers la musique. Sous la direction musicale de Leonard García Alarcón se trouvent réunit le chœur du Grand Théâtre, mais également l’Orchestre de Chambre de Genève (OCG) et l’ensemble Capella Mediterranea. Ce sont leurs membres qui virevoltent sur les ailes mélodiques de Mozart, pour nous faire oublier un temps la tragédie sous-jacente…

Car tragédie, il y a – et elle est même à la base de l’intrigue. Or, comment donner à voir les lendemains d’une guerre, celle de Troie qui vient juste de s’achever ? Comment retranscrire sur scène les revirements du sort qui enchaînent les êtres, les sentiments, les destins ? Plutôt que de s’attacher à la jubilation que suscite la partition mozartienne, le metteur en scène et chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui choisit de gratter la cicatrice de la happy end, pour rouvrir scénographiquement la plaie – celle du sacrifice imposé, qui est à la base du mythe d’Idoménée. En compagnie de l’artiste plasticienne japonaise Chiharu Shiota, connue pour ses performances et ses installations démesurées, il prend comme métaphore centrale de l’œuvre un symbole fort : le fil.

Qu’il soit fil du destin, chaîne qui emprisonne, lien de sang ou d’amour, chemin narratif ou toile d’araignée de la vengeance, le fil est partout – rouge, blanc ou noir, il s’accroche aux cous des protagonistes afin de retenir leur souffle ou leurs mouvements ; il serpente sur le sol comme une menace rampante, tombe des hauteurs comme un rideau, forme l’ossature des bateaux rejetés par la tempête, relient les corps et les cœurs. Tout autant, il se retrouve dans les corps qui dansent, dans le délié des mouvements des danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre et d’Eastman… mais aussi dans celui des chanteurs et chanteuses, qui prennent également part à la danse, dans une interdisciplinarité bluffante. Fluidité des gestes qui se transforment en vagues, en animaux bizarres, en souffles d’Éole ; souplesse des contorsions qui transforment les êtres en fils vivants qui s’enroulent et s’emmêlent pour mieux se séparer. Cette plasticité corporelle du fil se retrouve, à un autre niveau, dans les costumes signés par Yuima Nakazato, qui travaille les textures avec un souci d’opposition tranchée : aux bottes et aux plastrons faits d’or et d’argent (qui rappellent la magnificence perdue de Troie ou les champs de bataille de l’Illiade) répondent les volutes aériennes d’un drapé, les manches qui paraissent se changer en ailes, en écume… ou en esprit fantomatiques. Ainsi, la robe ample d’Électre, qui suggère l’amazone ou la femme séductrice, la vengeresse ou l’amante délaissée… ou le manteau royal dont se dépouille par moment le prince Idamante, pour révéler une tenue noire, sobre, qui paraît révéler son intériorité.

Du point de vue du décor comme des costumes, l’omniprésence du fil repose également un chromatisme visuel tranché, qui joue sur le symbole : le rouge du sang, le blanc du deuil ou de la pureté, le noir bleuté de la nuit ou du néant. À l’instar d’Andromaque, joué récemment au Théâtre de Carouge, l’Idomeneo de Sidi Larbi Cherkaoui s’intéresse davantage aux traumatismes causés par une guerre de dix ans et un retour difficile, par la souffrance causée par l’amour à sens unique ou les trahisons, par l’égoïsme d’un père qui envisage d’abord de sacrifier son fils, qu’à la fin heureuse proposée par Mozart.

Sacrifice antique et enjeux contemporains

Tout, dans la mise en scène de Sidi Larbi Cherkaoui et la scénographie de Chiharu Shiota, concourt donc à nous faire réfléchir aux conséquences tragiques du mythe d’origine… mais aussi à y trouver une résonnance contemporaine qui confère à l’opéra de Mozart une tonalité bien plus grave que prévue. À ce titre, le livret de salle, richement illustré, apporte à cette sensation diffuse des éclairages précieux :

« Idomeneo », déclare Sidi Larbi Cherkaoui, « c’est ce roi qui refuse de passer, qui ne veut pas abdiquer, qui conserve le pouvoir au prix du sacrifice de son propre fils et au risque de mettre en péril l’avenir de son peuple. […] Ce mythe m’a paru éloquent pour notre époque : une époque où l’avenir des générations futures est hypothéqué par ceux qui les ont précédées, une époque qui ne manque pas de rois refusant de passer… » (p. 24)

Militantisme ? Plutôt souci d’ouvrir l’opéra à une actualisation discrète, à même de donner à réfléchir à un public du XXIe siècle dans que les intentions soient affichées clairement d’emblée. De même, on souligne l’intéressante seconde lecture que donne à voir le choix de Lea Desandre pour interpréter le rôle du jeune prince Idamante. Bien que prévu à l’origine pour soprano castrat puis réécrit pour ténor, c’est la mezzo-soprano Lea Desandre qui l’endosse sur la scène du Grand Théâtre :

« [J]e trouve aussi intéressant le fait qu’Idamante soit aujourd’hui joué par une femme – Lea Desandre dans notre production – comme l’impose la tessiture du rôle », explique le metteur en scène. « Lorsque je vois Idamante, Illia et Elettra sur scène, je ne peux m’empêcher de voir un trio de femmes… L’idée me plaît que le code opératique brise la stricte délimitation des genres. » (p. 26)

De fait, la stature éthérée de Lea Desandre (accentuée encore par certaines parties du costume princier) mais aussi sa voix, entre fragilité et force, confèrent au personnage d’Idamante une vulnérabilité touchante : si c’est sur un prince sûr de lui que l’opéra s’ouvre, c’est peu à peu un jeune homme amoureux mais piégé par le destin voulu par les dieux et son père qui se révèle. À ses côtés, la soprano Giulia Semenzato (Illia) fait office de pilier : quittant son statut de captive au cours du premier acte, c’est elle qui va porter au prince une aide et un amour à tout épreuve, qui se révèle dans des duos qui font frissonner l’échine. Face à elles, Federica Lombardi (soprano) s’avère redoutable dans le rôle d’Électre : à l’opposé d’Illia, elle entraîne Idamante sur les pentes de sa manipulation séductrice, faisant preuve d’une force de caractère qu’on retrouve juste dans les airs qui lui sont réservés.

Il y aurait, certes, encore beaucoup à dire. Le mieux, peut-être, est de laisser Idomeneo, re di Creta faire route sur la mer de Crête… et de vous encourager à vous rendre au Grand Théâtre pour le rencontrer. En espérant, bien sûr, que vous ne croiserez pas une tempête ou un dieu vengeur sur votre chemin !

Magali Bossi

Infos pratiques :

Idomeneo, re di Creta de Wolfgang Amadeus Mozart, du 21 février au 2 mars 2024 au Grand Théâtre de Genève.

Mise en scène et chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui

Avec Bernard Richter, Lea Desandre, Federica Lombardi, Giulia Semenzato, Omar Mancini, Luca Bernard, William Meinert et le chœur du Grand Théâtre de Genève (chant)

Avec l’ensemble Cappella Mediterranea et l’Orchestre de Chambre de Genève (OCG), sous la direction de Leonardo García Alarcón

Avec des danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre et d’Eastman

https://www.gtg.ch/saison-23-24/idomenee/

Photos : © Magali Dougados

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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