Phèdre !, la comédie contemporaine de Gremaud
Difficile d’imaginer plus sérieux que Jean Racine et ses tragédies dont la notoriété n’est plus à faire. Pourtant, avec Phèdre ! de François Gremaud, on découvre le drame d’Hippolyte et Phèdre sous un jour et genre nouveau.
Les 11 et 12 mars 2020 devait se jouer au TU-Nantes la pièce Phèdre ! (https://tunantes.fr/) de François Gremaud. Malheureusement, et comme beaucoup d’autres établissements culturels, le théâtre nantais s’est vu dans l’obligation d’annuler ces représentations et de fermer ses portes pour un moment. Si on ignore quand les spectateurs pourront à nouveau assister physiquement à cette représentation, on peut, pour l’heure, la regarder depuis son canapé puisque le spectacle a été enregistré le 17 décembre 2019 au Théâtre de Vidy (https://vidy.ch/phedre-1). La captation vidéo est disponible sur le site de France TV jusqu’au 31 décembre 2020 (https://www.france.tv/spectacles-et-culture/opera-et-musique-classique/1140853-phedre-de-francois-gremaud-au-theatre-de-lausanne.html), en espérant que d’ici là on puisse retrouver le chemin des multiples scènes artistiques. Pour l’heure, silence… la pièce commence !
Entrent alors ensemble Phèdre, Hippolyte, Œnone, Thésée, Théramène, Aricie, Panope, Ismène et Romain Daroles, tous incarnés et portés par le seul et unique acteur de cette pièce : Romain Daroles lui-même. Chacun de ces personnages aura son signe distinctif afin que les spectateurs s’y retrouvent. Pour Hippolyte, jeune prince, c’est une mèche de cheveux indisciplinée, pour Théramène, gouverneur de ce dernier, une longue barbe, pour Phèdre, une couronne puisqu’elle est reine et pour Thésée une épaulette royale. Et c’est au moyen du livre Phèdre ! que Romain Daroles mimera ou suggérera chacun de ces détails distinctifs… Ces barbe-livre, couronne-livre ou épaulette-livre ne manquent pas d’amuser le spectateur par leur effet caricatural. Quant à Œnone, on la reconnaitra à son accent qui sent bon les calanques et ses phrases ponctuées de « Peuchère ! ».
C’est notamment avec ces moyens pour le moins sommaires que sera racontée la pièce de Jean Racine, et que sera réussi ce coup de maître : faire de Phèdre un one-man-show et sortir, un peu, ce texte de la tragédie, le tout sans perdre en tension ni en passion.
De Charybde en Scylla avant d’entamer l’acte I
D’abord, il y a, comme nous venons de le voir, les traits caractéristiques de chacun des personnages qui, parce que grotesques, dédramatisent la situation. En effet, comment prendre très au sérieux les états d’âme d’une Phèdre affublée d’une couronne-livre ?
Ensuite, il y a les nombreuses digressions de Romain Daroles – le personnage qui va raconter l’action de Phèdre – qui ralentissent le moment où les spectateurs entrent véritablement dans ce drame en cinq actes. Ce dernier va, pour commencer, s’appesantir sur des personnages totalement secondaires de la pièce, le garde et Panope, une « femme de la suite de Phèdre » qui, en dépit de ses quelques répliques, n’interfère jamais dans l’enchaînement des événements même. Elle se contente de constater ce qui s’est déroulé. Choix interpellant que de commencer par présenter ceux qui ne feront pas avancer l’action de cette tragédie…
Outre ce cadrage sur les personnages subalternes, le narrateur va passer en revue quelques épisodes clé de l’histoire grecque pour que tout le monde situe qui est Thésée, fils d’Egée et Phèdre, fille de Pasiphae. Le tout, non sans faire le rapprochement entre Antiope, reine des Amazones, mère d’Hippolyte et Wonder Woman, la superhéroïne et amazone aux pouvoirs extraordinaires ou en citant Vénus qui, « avant d’être une marque de rasoir, était une déesse de l’Olympe ». Une remise à niveau qui mêle ainsi plusieurs mythes, époques et histoires. Le tout saupoudré de quelques commentaires et remarques du narrateur qui ajoutent une dimension critique ou réflexive à l’ensemble.
Sous le drame, la comédie
Finalement, une fois lancé dans sa narration, Romain Daroles fera des détours par-ci par-là, tantôt pour parler de sa grand-mère marseillaise et de son amour pour Bourvil, tantôt pour nous faire un petit cours express d’histoire littéraire sur les trois unités du théâtre classique, sur Aristote et la catharsis, sur l’alexandrin et ce que Victor Hugo en a fait, ou encore pour nous faire ses commentaires sur la situation : « Là, ça va pas du tout du tout pour Phèdre ! ».
Toutes ces digressions détournent le spectateur de la montée en tension de l’intrigue, construite par Racine de manière à ce que le basculement de la pièce (le retour de Thésée) arrive à l’exacte moitié du texte. Cette maitrise calculée est bien entendu évincée ici : le récit de Phèdre que fait Romain Daroles est jalonné de circonvolutions qui ne servent pas l’évolution de l’action. Il transmet le fond, tout en déconstruisant la forme constitutive de la tragédie telle qu’élaborée au XVIIème siècle par le dramaturge de renom. À tel point qu’au cours de ses explications, le narrateur dira ceci : « Oui ça n’arrête pas d’entrer et de sortir, c’est du Feydeau ! »*[1].
Et voilà que, sous nos yeux ébahis, Racine entre dans le registre du comique ! Et l’on doit ce tour de magie au jeu, incroyablement drôle et à la passion du narrateur qui, malgré ses digressions, capte notre plus grande attention du début à la fin, un peu comme les passions des personnages de tragédies classiques tiennent en haleine ses spectateurs, du XVIIème siècle à nos jours.
Joséphine le Maire
Infos pratiques :
Phèdre !, de Jean Racine et François Gremaud, joué le 17 décembre 2019 à Vidy, programmé les 11 et 12 mars 2020 au TU-Nantes, disponible sur le site de France TV jusqu’au 31 décembre 2020.
Mise en scène : François Gremaud
Avec Romain Daroles
Photos : © Loan Nguyen
[1] Phrase restituée d’après mes souvenirs.
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