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Plongée dans les secrets des Bouches

« Les images d’époque et d’aujourd’hui s’entrechoquaient dans l’esprit d’Éric Beaussant. Trois générations de quatre familles corses paraissaient marquées par le dernier conflit mondial, l’amitié, la liberté et la trahison, sur fond d’indépendance de l’Île de Beauté face à la France. Bien des vendettas avaient connu ce genre de parcours fait de rapprochements entrecoupés de luttes familiales. » (p. 75)

Les Bouches, dans le polar de Nicolas Feuz, ce sont celles de Bonifacio, au sud de la Corse. Éric Beaussant est adjudant-chef au sein de la police nationale. Des années après avoir quitté l’île de son enfance, il y revient, affecté au commissariat d’Ajaccio. Au pied des falaises de calcaire blanc, un cadavre est retrouvé. Ses yeux ont été arrachés, remplacés par des débris de coquillages. Et il n’est que le premier… Bien vite, le passé ressurgit, et les meurtres semblent liés à l’héritage de plusieurs familles corses, dont les aïeux s’étaient liés pendant la Seconde Guerre mondiale. Quel lourd secret se cache derrière cette série d’assassinats sordides ?

« La beauté de la Corse mourut dans son esprit. La dérisoire journée de “deuil national” décrétée suite à la demi-finale de la Coupe du monde avait laissé place à un véritable deuil qu’il ne parviendrait jamais à faire, malgré l’accueil que lui réserverait la famille Mariani jusqu’à sa majorité. » (p. 38)

La seule attache d’Éric Beaussant en Corse est son grand-père, Émile, qui ne l’a jamais vu. La faute à la Guerre, qui l’a laissé aveugle et muet. Les parents d’Éric étant morts dans un tragique accident de plongée, c’est la famille Mariani, l’un des amis de son grand-père, qui l’a élevé. Durant ces années, il est tombé éperdument amoureux d’Hélène, la fille Mariani, qu’il a abandonnée alors qu’ils avaient 18 ans, ne pouvant plus supporter de rester sur son île. Au-delà de l’enquête policière qui nous tient en haleine tout au long du roman, c’est aussi une histoire personnelle, celle d’Éric Beaussant, qui nous est proposée. On y apprend les traumatismes de sa jeunesse, dont il ne s’est jamais vraiment remis. Son retour en Corse ne fera d’ailleurs que rouvrir des plaies encore à vif…

« Tandis que les sirènes d’alarme de la ville s’étaient mises à hurler dans la nuit, les eaux noires et agitées du détroit reflétaient les salves de la bataille navale qui venait de s’engager entre le cuirassé allemand SMS Berlin et le croiseur français Normandie, sous les regards médusés des maquisards de la citadelle. » (p. 185)

Si l’on peine d’abord à entrer dans ce polar qui met du temps à véritablement démarrer – le style ne présente de prime abord pas une grande originalité et se veut plutôt lent – on se laisse assez rapidement embarquer dans l’entremêlement des histoires qui nous sont proposées. Car c’est bien la construction de ce roman qui en fait sa force. Au fur et à mesure de l’avancée de l’enquête de 2015, Nicolas Feuz ajoute des chapitres intercalaires se déroulant quant à eux en 1943. On y apprend l’histoire du grand-père Beaussant et de ses camarades, qui ont défendu ensemble l’Île de Beauté face aux attaques allemandes, Mariani devenant grâce à sa bravoure un héros national. Le suspense se fait alors de plus en plus présent, emmenant le lecteur dans une obscure ballade…

Si certains éléments de l’histoire sont un peu attendus – comme le portrait de héros torturé de l’inspecteur Beaussant, ou son histoire d’amour jamais vraiment terminée avec Hélène Mariani –, l’intrigue a en revanche le mérite de proposer plusieurs traits originaux, en mêlant le passé au présent d’une manière souvent surprenante, la réalité de l’Histoire n’étant pas forcément celle connue de tous et les influences plus nombreuses qu’on ne le pense. Plusieurs pistes s’offrent ainsi au lecteur confronté aux deux temporalités, lorsqu’il tente de démêler les fils en même temps que les enquêteurs, sans parvenir à en comprendre les tenants et aboutissants… jusqu’au dénouement.

Ce qu’on aime enfin dans ce roman, c’est que tout n’est pas rose, bien au contraire. Les personnages ont tous leur part sombre, venue ou non d’un passé bien plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. On en apprend également beaucoup sur la Corse, que ce soit dans les descriptions des paysages paradisiaques ou dans son fonctionnement si particulier. Entre volonté d’indépendance et rivalités familiales, vendettas et commémoration des événements de la seconde Guerre mondiale, Nicolas Feuz illustre tout le paradoxe de l’Île de beauté.

Les Bouches, c’est un roman à conseiller à tous les amateurs de polar, mais aussi aux passionnés d’histoire et de Corse. Un roman qui tient en haleine jusqu’au bout.

Fabien Imhof

Référence : Nicolas Feuz, Les Bouches, TheBookEdition.com, 2015, 288 p.

Photo : © Fabien Imhof

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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