Polyglots : l’impro to be ensemble
« Sometimes, pour bien se marrer, you don’t need to parler la même langue » : voici le slogan et la phrase qui clôt les représentations de Polyglots, un spectacle d’impro bilingue et plus. Nous avons rencontré Lia Leveillé et Paul Berrocal, deux des comédien·ne·s à l’origine du projet.
Tout a commencé, nous raconte Lia, lors de la Fête du Théâtre 2019. Margarita Gingins, alors directrice de l’événement a proposé à deux troupes d’impro de se réunir pour imaginer un projet commun. LesArts, compagnie bien connue de la scène genevoise, et les Renegade Saints, une troupe anglophone composée d’expatrié·e·s venu·e·s de tous horizons, se réunissent alors par l’intermédiaire de Lia d’un côté et de Vicky Lazar de l’autre. Un match est donc organisé aux Bains des Pâquis cette année-là. Par la suite, Vicky, Lia, mais aussi Christian Baumann et Daire O’Doherty ont souhaité creuser l’idée pour la pérenniser, tout en cherchant un format différent du match. L’objectif était de ne pas continuer à jouer sur les clichés et sur le fait de ne pas se comprendre, à cause de la barrière de la langue, comme cela avait été le cas durant le match. Lia nous cite alors une phrase très parlante, répandue dans le milieu des expatrié·e·s, et qui peut être considérée comme fondatrice du projet : « There is Geneva and Genève, and both never meet. » Comme si la frontière entre locaux et personnes venues s’installer ici était infranchissable. Le projet s’est donc par la suite élargi, avec plusieurs questions au centre de la réflexion : pourquoi faire de l’impro ? quels est l’intérêt de le faire en plusieurs langues ? pourquoi choisir l’anglais et le français ? Le concept a été relancé à la Fête du Théâtre 2020, sous masque, dans des conditions qui n’étaient, de plus, pas facilitées par les contraintes que l’équipe s’est imposées. Petit à petit, le concept s’est donc simplifié et a depuis été joué régulièrement au douze dix-huit, à feu le Caveau, ou encore au bar Floky la Loutre.
Faire interagir les cultures
Le spectacle Polyglots se présente désormais sous la forme d’un enchaînement de scénettes, qui peuvent durer entre 30 secondes et quinze minutes. Chaque soir, quatre membres de l’équipe et un·e invité·e – un·e improvisateur·ice apprécié·e de l’équipe et choisi·e en fonction des genres représentés, pour respecter la parité – sont sur la scène. Paul Berrocal nous explique qu’au début de la soirée, des billets sont distribués au public, qui écrit un mot dans une langue étrangère dessus, en précisant de laquelle il s’agit. Ces mots sont ensuite déposés dans un récipient, que les improvisateur·ice·s tirent au sort et lisent, en tentant de les prononcer au mieux. Une petite discussion avec la personne qui l’a écrit s’ensuit, où on l’interroge sur le choix de ce mot, avec quel souvenir ou anecdote il est en lien, tout en ouvrant le questionnement au public, pour voir si d’autres gens parlent la même langue ou connaissent le terme écrit. En s’inspirant de ce qui est raconté, les comédien·ne·s improvisent alors une scène, dans laquelle ils et elles parlent plusieurs langues. Le seul code explicite entre elles et eux est de se comprendre quoiqu’il advienne, quitte à faire semblant si ce n’est en réalité pas le cas. L’objectif à travers cela est de montrer que, malgré les barrières de la langue, il y a plein d’autres éléments et biais qui permettent une compréhension mutuelle.
Les scénettes jouées sont également entrecoupées de quelques jeux d’improvisation. Par exemple, un·e improvisateur·ice propose une expression d’une autre langue traduite de manière littérale. Les autres jouent ce qu’ils et elles pensent en comprendre ou ont deviné. Lia me donne l’exemple de l’expression ivoirienne « mettre quelqu’un sur un petit vélo », qui est l’équivalent chez nous de « se faire poser un lapin ». D’autres proposent également un mot sans équivalent dans d’autres langues, à l’image du Schadefreude allemand (se réjouir du malheur d’autrui), pour en jouer une petite scène. Le tout est avant tout basé sur l’humour : il ne s’agit pas de comparer les langues entre elles ou d’émettre un jugement de valeur en vue d’une forme de classement. Au contraire, par le biais de l’utilisation de différentes langues, les Polyglots cherchent davantage à interroger les cultures et parler des gens et de leurs expériences personnelles avec les langues. Les discussions et scénettes, qui se veulent en général légères, prennent donc parfois une tournure plus profonde et philosophique.
Changer le rapport au public
Le public de Polyglots est particulièrement varié, puisqu’il mélange les spectateur·ice·s des deux troupes d’origine. On retrouve donc à la fois des Genevois·es et des expatrié·e·s, mais aussi des amateur·ice·s de langues – Lia nous raconte une soirée où le premier rang était constitué uniquement de professeur·e·s de langues du collège du Léman, un sacré challenge ! La présence d’enfants et d’adolescent·e·s permet également de faire émerger d’autres mots, issus de leur quotidien, qui font évoluer la langue. L’objectif du spectacle est aussi de rendre les spectateur·ice·s complices entre elles et eux, en plus de l’être avec les comédien·ne·s, comme c’est souvent le cas en impro. Ces rencontres donnent lieu à de jolis moments, comme celui raconté par Paul, où une jeune fille a proposé un mot en ukrainien. Lorsque Paul lui a demandé si elle était Ukrainienne, elle lui a répondu que non, elle était Russe, mais que l’amie qui l’accompagnait, elle, était bien Ukrainienne. Cela s’est passé au mois de février 2021. Un bien joli symbole. On assiste donc à une grande variété de langues et de cultures, qui permettent de dépasser certaines barrières, pour être ensemble, ce qui est sans doute le mot d’ordre de la troupe. À l’image de la phrase qui clôt chaque représentation : « Sometimes, pour bien se marrer, you don’t need to parler la même langue. »
Le défi principal de ce format est de faire en sorte que tout le public comprenne les différentes histoires jouées. Dès lors, quels outils mettre en place ? Paul et Lia nous confient quelques astuces auxquelles la troupe a réfléchi. Un bon moyen est de répéter une phrase qui vient d’être prononcée, en la traduisant dans une autre langue. On peut également tenter de retrouver un certain équilibre en faisant entrer un personnage qui parle français, si l’anglais prend trop le dessus, par exemple. Les adresses au public, pour sonder leur compréhension et les différentes langues parlées, s’avère aussi utile, Surtout, beaucoup d’éléments passent par le corps et la gestuelle, ce qui nous montre aussi que les mots ne sont pas les seuls vecteurs de compréhension. De fait, les comédien·ne·s jouent aussi plus lentement quand ce n’est pas leur langue maternelle, de manière à se sécuriser, ce qui aide aussi le public. Surtout, les scénettes jouées s’appuient sur le comique de situation, des personnages très marqués et typés, tout en tentant de varier les registres et de recycler des éléments de scène en scène, de manière à créer un rappel, en faisant par exemple réapparaître un précédent personnage.
Être en confiance
L’important dans ce spectacle est sans doute la confiance qui règne entre les membres de l’équipe. Ainsi, sur la scène, à l’exception d’un canapé – façon Friends – où ils et elles sont assis·es en attendant de jouer, la scénographie est composée de clochettes disposées à différents endroits, permettant à chacun·e d’arrêter les scènes au moment jugé le meilleur. Il est donc important de se sentir en confiance, pour ne pas être brimé·e en cas d’interruption au milieu du jeu. Grâce à cette ambiance très casual, et à la franche rigolage qui règne au sein de l’équipe, le public assiste aussi à la dimension méta, avec toute la création du spectacle et des différentes scènes.
Et la suite, me direz-vous ? Vendredi 23 mai, Polyglots effectuera sa dernière au douze dix-huit. On pourra les retrouver régulièrement chez Floky, où l’ambiance café-théâtre se prête particulièrement bien au concept, en favorisant les échanges. D’autres lieux seront ensuite cherchés, avec une possibilité de jouer à Vevy, où la communauté des expatrié·e·s est également importante. Sans oublier que chacun·e a aussi d’autres projets en parallèle !
Fabien Imhof
Toutes les infos et actus sont à retrouver sur le site des Polyglots.
Photos : ©Polyglots