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Postes céruléennes

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Elise Gressot vous propose de plonger dans un texte poétiquement intitulé : Postes céruléennesBonne lecture !

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Postes céruléennes

Un appel monte du fleuve – mais on ne sait pas qui appelle. C’est un murmure, si bien qu’on ne sait plus si c’est la rumeur des flots à laquelle on s’est accoutumé ou si c’est notre imagination qui nous joue des tours – mais a-t-on jamais su ?

Depuis que le barrage en amont a cédé, la crue ainsi engendrée donne vie aux esprits que les vieux et les vieilles racontent contre l’oubli. Certains y reconnaissent le grondement de ces nochers mécontentés, d’autres le chuchotis à travers lequel leurs évocations nous mettent en garde et implorent notre prudence.

Le fleuve gonfle un peu plus chaque heure et s’infiltre dans nos conversations, ostensiblement alarmées ou faussement enjouées, et dans notre sommeil, entrecoupé de rêves inquiétants, par-delà le dénivelé qui nous sépare encore – mais jusqu’à quand ? Chaque aube qui point laisse place à des eaux plus vastes, plus contiguës. L’appel semble se muer en cri : peut-être un susurrement conquérant, écho du mouvement de révolte du fleuve, peut-être un râle suffoqué par le déferlement hydrique – comment savoir ?

À force de côtoyer le crescendo des flots, de le regarder sans y penser, d’y penser sans le regarder – jour et nuit –, à force surtout de le sentir étendre toujours davantage son emprise sur la terre et sur nos esprits, nos perceptions paraissent se déliter dans une brume lourde. L’immobilité du temps nous a fait oublier si on n’entend désormais plus cette litanie entêtante, ou si on n’entend plus qu’elle ; si elle émerge réellement de ce monstre aquatique, de ses profondeurs troubles, de sa surface placide qu’en apparence.

D’aucuns avancent que la source de ce soupir lancinant pourrait aussi bien provenir d’au-dessous du lit de l’onde, quelque part dans les abîmes du c(h)œur de la terre, ou des particules qui flottent librement dans l’air au-dessus d’elle, ou du vent qui la poursuit et dessine des rides à sa surface. De ses environs immédiats : de ses berges limoneuses presque entièrement englouties ; des arbres qui ne la surplombent plus que de leurs cimes penchées ; des embarcations désormais attachées, par peur de la braver, qui tanguent et paraissent si insignifiantes ; des troncs démembrés et des branches désossées qu’elle emporte au loin…

Mais qu’y a-t-il au-delà de l’horizon ? Qu’y a-t-il de l’autre côté de la rive ? Les vieillards eux-mêmes se perdent en conjectures. L’appel sibyllin retentit, peut-être, comme une ode au fleuve lui-même. Et le fleuve, lui, continue de couler inexorablement, inaltérable et altier…

Elise Gressot

Ce texte est tiré de la volée 2020-2021, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : © Csillagvirág

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