Les réverbères : arts vivants

Procès, littérature et atteinte à la vie privée à Saint-Gervais

Le grand projet Toute intention de nuire, qui se propose de porter la littérature face à la justice, se joue jusqu’au 10 novembre prochain à la Maison Saint-Gervais. Un spectacle plein de bonnes idées qui nous laisse malheureusement un peu sur notre faim.

Imaginer le procès fictif d’un roman lui-même fictif, après qu’un avocat bordelais se soit reconnu dedans, c’est la grande idée d’Adrien Barazzone dans son dernier spectacle, Toute intention de nuire. Maître Badadone (David Gobet) y poursuit la romancière Pauline Jobert (Marion Chabloz), pensant se reconnaître dans le personnage de Bel. Ce dernier, d’abord présenté comme un homme charmant et avenant, devient rapidement un personnage détestable qui, non content de critiquer et juger à tout va, ne pense jamais à se regarder lui-même. Et cela a des conséquences sur la vie quotidienne de Maître Badadone. Et encore, si ce n’était que cela. Mais le voilà qui accuse l’autrice d’avoir dévoilé le secret qu’il lui avait révélé lors d’une soirée un peu trop arrosée, où les confidences furent de mise. S’agit-il d’un malencontreux hasard ? D’une simple inspiration ? Est-il bien le personnage dépeint dans Marcher sans craindre le ravin ? C’est ce que tente de comprendre ce procès fictif avec, en toile de fond, celui, vieux comme le monde et qui ne trouvera sans doute jamais de réponse, de la littérature…

Une troupe au sommet de son art

Toute intention de nuire est porté par un collectif de comédien·ne·s brillant·e·s. À commencer par Alain Borek, dont tous les personnages sont parfaitement articulés. On retrouve d’abord le fantasque avocat de la défense Maître Khalil, et ses interventions souvent décalées, mais toujours grandiloquentes, avec un sens de l’image aiguisé, mais pas toujours subtil. On pense évidemment au moment où il file la métaphore du peintre pour parler d’un mélange de couleurs aux accents marrons… on vous laisse vous faire votre propre idée. On est surtout impressionné par son accent, qu’il perd totalement au moment d’interpréter Paul, le compagnon de Pauline. Il est si bien maîtrisé que les spectateur·ice·s qui ne connaissaient pas l’acteur ont été particulièrement surpris. Mais revenons à Paul : il est sans doute le personnage le plus hilarant de son spectacle. Avec son air nonchalant et son stand-up vu et revu, il parvient à créer un décalage exceptionnel qui fait rire le public, presque aux larmes. Si son témoignage n’aura finalement pas appris grand-chose sur la manière d’écrire de sa compagne, il a au moins le mérite de faire monter en puissance le rythme au moment où il le fallait !

Les autres ne sont pas en reste, même si le personnage de Pauline Jobert ne semble pas toujours dans le bon ton. Accusée par son adversaire, elle se montre parfois hautaine, prenant de haut son adversaire et, surtout, prenant trop souvent la place de son avocat. Un élément que l’on peut regretter, tant pour la crédibilité de son personnage que pour nous permettre d’entrer en empathie avec elle. Elle s’en sort en revanche nettement mieux avec son personnage de détective privée un peu excentrique et geek dans son domaine, ou dans celui de la secrétaire de Maître Badadone, avec son accent du Midi et son côté un peu perdu qui donne lieu à un témoignage pour le moins confus. Quant aux deux autres, ils n’interprètent qu’un personnage, ou presque. Mélanie Foulon est tout à fait dans le juste dans son rôle de juge, sobre, mais n’hésitant pas à soulever quelques remarques piquantes qu’on n’attendrait pas forcément de sa part. Mais cela fonctionne plutôt bien, et tend à détendre une atmosphère parfois pesante. David Gobet, avec sa prestance habituelle et sa voix si charismatique, excelle dans son rôle d’avocat blessé, qui tend à prouver qu’il n’est pas un homme colérique, tout en haussant le ton.

Nous disions un peu plus haut qu’iels ne campaient qu’un personnage… ou presque. Mélanie Foulon interprète également la voix d’une critique radio, qui parle du roman de Pauline Jobert, avec ce petit grain de folie qui peut caractériser certaines blogueuses spécialisées, histoire de donner un certain ton à son personnage. Enfin, Mélanie Foulon et David Gobet interprètent, lors de la lecture d’un passage du roman, les personnages de Bel et de sa femme. Si bien qu’on se croirait sur la terrasse de leur villa au Sud de l’Italie, alors qu’iels commencent à s’engueuler, en n’étant pas d’accord sur la manière de visiter la région qu’iels conseillent à leurs invité·e·s.

À trop en vouloir, on se perd

Cette ribambelle de personnages, à laquelle il faut également ajouter le frère de Maître Badadone, psychiatre de son état, crée un certain rythme dans le spectacle, en changeant souvent les rôles en présence. Cela permet aussi de créer du mouvement sur la scène, en permettant aux comédien·ne·s de changer de place, pour être tour à tour avocat, témoin, accusée ou juge. Pourtant, s’ils sont à peu près tous très bien imaginés et interprétés, c’est aussi ce qui fait que l’on reste un peu sur notre faim. À vouloir multiplier les témoignages, on a tendance à se perdre et à passer trop vite sur les opinions de chacun·e. Si le compagnon de Pauline et la secrétaire de Maître Badadone sont interrogé·e·s longuement, permettant de resserrer leur témoignage et d’en comprendre un peu plus, il n’en va pas de même des autres. Cela donne l’impression que chacun·e vient apporter son petit grain de sable et prêcher pour sa paroisse, mais sans que cela ne soit approfondi. Ceci est particulièrement marquant en ce qui concerne la détective privée et le frère psychiatre. On peine ainsi parfois à comprendre à quoi vont servir leur intervention pour l’avancée du projet, et on aurait aimé plus d’échanges entre eux, la juge, et les avocats, afin de donner plus de corps à leur témoignage.

Surtout, ce qui nous laisse avec ce sentiment de frustration est le manque de liant entre les différents témoignages. C’est comme si chacun venait à la suite, sans forcément réagir ou rebondir sur ce qui avait été évoqué précédemment. On se demande alors où va le procès, et si l’avancée est véritablement présente, comme si l’on procédait par des pas en avant, puis en arrière, pour rester sur place finir par se perdre. Chaque personne peut pourtant avoir un apport en soi, au-delà de la dimension comique, très présente tout au long du spectacle. On a toutefois l’impression que chaque idée n’est pas suffisamment exploitée pour arriver à quelque chose de complètement abouti. N’y a-t-il pas là une question de timing ? En voulant limiter le spectacle à une certaine durée, certains personnages n’ont sans doute pas pu être développés comme cela était prévu au départ. C’est peut-être une des limites de l’écriture de plateau et du rôle des improvisations dans la création de ce spectacle : on aurait peut-être préféré voir moins de personnages, mais avec des interventions plus approfondies, pour pallier à ces difficultés ?

Enfin, si l’on pouvait s’attendre à ce que ce procès n’aboutisse à aucun jugement, tant il est difficile de démêler le vrai du faux et de faire le procès de la littérature – on s’y essaie depuis des siècles, sans parvenir à une solution ! – la fin du spectacle arrive de manière plutôt abrupte. Alors que la tension montait sans doute à son climax, avec un clash entre l’autrice et la présumée victime, la fin du spectacle intervient juste derrière. Pour autant, on ne peut pas dire qu’on s’est ennuyé, bien au contraire. Mais Toute intention de nuire finit par nous laisser sur notre faim.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Toute intention de nuire, d’Adrien Barazzone, du 31 octobre au 10 novembre 2024 à la Maison Saint-Gervais.

Conception et mise en scène : Adrien Barazzone et Barbara Schlittler

Avec Alain Borek, Marion Chabloz, Mélanie Foulon et David Gobet

https://saintgervais.ch/spectacle/toute-intention-de-nuire/

Photos : ©Dorothée Thébert Filliger

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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