Quand la manipulation est poussée à l’extrême

Du 7 au 26 février, la Parfumerie accueille la Cie Sous Traitement de Bastien Blanchard pour un texte sombre de Dennis Kelly : L’Abattage rituel de Gorge Mastromas. On y plonge au cœur de la vie de ce manipulateur, jusqu’à sa probable chute. Mais rien n’est moins sûr…

On avait découvert Dennis Kelly dans ces mêmes lieux avec Girls & Boys, déjà mis en scène par Bastien Blanchard. Ces deux spectacles étaient d’abord pensés comme un diptyque, mais, Covid oblige, il en a été autrement. L’Abattage rituel de Gorge Mastromas est donc recréé maintenant. L’histoire pourrait paraître déjà vue : Gorge Mastromas vit une enfance et une adolescence difficile, car il fait toujours des choix moraux face aux situations de dilemme, ce qui ne lui réussit pas forcément. Arrivé à l’âge adulte, quand l’opportunité se présente, tout change. Gorge devient alors un menteur, et même le plus grand des manipulateurs. Il poussera le vice très loin afin de demeurer au sommet. Mais quand son passé le rattrapera, la chute pourrait n’en être que plus rude…

Gorge Mastromas, une victime du système ?

La première partie du spectacle raconte l’enfance et l’adolescence de Gorge. Ce dernier a toujours choisi de se ranger du côté des plus faibles, avec des conséquences souvent néfastes pour lui. Il passera par exemple à côté d’une potentielle grande et belle histoire d’amour… Par bonté ou par lâcheté ? C’est la question qui est posée au public. Alors quand, vers l’âge de vingt ans, Gorge a l’occasion de la faire à l’envers à son patron et d’enfin en tirer des bénéfices, il ne se fait pas prier. L’appât du gain aura tout changé. Il comprend les rouages du système et se retrouve bien vite pris dans un engrenage qu’il ne peut plus stopper. Si la critique du capitalisme est ici flagrante, Dennis Kelly parvient à jouer avec les émotions des spectateur·ice·s. Nous voilà partagé·e·s entre le dégoût que Gorge nous inspire désormais et une forme de tendresse pour ce personnage que la vie n’a pas épargné. Bien vite, l’un des deux sentiments prend tout de même le dessus, on vous laissera deviner lequel. On vous dira simplement ici que Gorge Mastromas garde toujours le contrôle et que les apparences sont parfois trompeuses…

Donner vie à Gorge Mastromas

On pourrait penser que le texte se suffit à lui-même, tant l’écriture de Dennis Kelly parvient à surprendre, à toujours rebondir, jouer avec le public et ses émotions, et surtout à nous emmener sur des chemins inattendus. La Cie Sous Traitement nous prouve avec l’habile mise en scène de Bastien Blanchard que cette pièce donne véritablement sa pleine mesure une fois jouée sur un plateau de théâtre. Le spectacle a cette particularité d’alterner moments de narration à quatre voix – ce qui demande une certaine virtuosité – en bord de plateau et scènes jouées sur l’espace scénique. Au fur et à mesure de l’avancée du spectacle, la narration s’efface d’ailleurs au profit du jeu pour ne devenir que de brèves interventions servant à resituer le propos. Pour rendre les passages narrés plus dynamiques, les costumes des personnages évoqués mais que l’on ne voit pas au plateau sont accrochés au plafond, en fond de scène. Les spots les éclairent aux moments où l’on parle d’eux, rendant l’histoire, rapide et complexe dans un premier temps, facile à suivre. Ces premiers moments sont d’ailleurs d’une apparente légèreté qui fait beaucoup rire. C’est, là aussi, l’une des grandes forces de Dennis Kelly : commencer son texte de manière banale, avec une histoire du quotidien pleine d’humour, pour créer ensuite une rupture qui nous emmène dans les pires côtés de l’humain et de la société.

La scénographie est également particulièrement bien imaginée. Le décor se constitue de praticables, avec lesquels les différents lieux sont figurés simplement par un changement de disposition. On peut ainsi construire à l’envi, un peu comme Gorge le fait avec sa vie… Le tout est habillé principalement par les le subtil jeu de lumières de Marc Heimendinger. Peu d’objets sont ainsi utilisés, et ce sont les lampes qui descendent du plafond et les couleurs, plus ou moins chaudes selon les moments, qui donnent le ton du spectacle.

On ajoutera encore que les quatre comédien·ne·s présent·e·s sur scène remplissent leurs rôles à merveille. Bastien Blanchard, Angelo Dell’Aquila et Serge Martin figurent Gorge aux différents âges de sa vie, et on reconnaît le personnage à la couleur bleue qu’il porte toujours, sans qu’il y ait besoin de le présenter à nouveau à chaque fois. Les trois comédiens incarnent également les personnages qui gravitent autour de lui. Quant à Alexandra Tiedemann, elle remplit tous les rôles féminins, de la commerciale avide de pouvoir qui entraînera Gorge dans les étranges rouages du capitalisme, à l’amour de la vie du protagoniste principal de cette histoire. Les changements de costume se font à vue, sur fond de musique et de lumière bleue, et l’on perçoit alors la versatilité et la capacité d’adaptation de Gorge, qui conserve toujours une longueur d’avance sur tout le monde. C’est aussi un bel exemple de la palette de jeu de cette formidable troupe, capable de passer de la douceur à la dureté en un claquement de doigts, jouant un rôle de victime ou de personnage violent sans transition ou presque.

Alors, tous ces choix de mise en scène et la qualité des comédien·ne·s parviennent à nous faire détester ce Gorge Mastromas, tout en gardant toujours une pointe d’empathie pour lui. Et de nous poser cette terrible question : jusqu’où ira-t-il. Dennis Kelly a l’art de pousser le vice à l’extrême, et la Cie Sous Traitement le retranscrit parfaitement sur scène.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

L’Abattage rituel de Gorge Mastromas, de Dennis Kelly, du 7 au 26 février 2023 à La Parfumerie.

Mise en scène : Bastien Blanchard

Avec Bastien Blanchard, Angelo Dell’Aquila, Serge Martin et Alexandra Tiedemann

https://www.laparfumerie.ch/evenement/labattage-rituel-de-gorge-mastromas/

Photos : © Marc Heimendinger et Bastien Blanchard