Les réverbères : arts vivants

Quand la presse monte sur scène

Quand on s’appelle Chappatte, qu’on est connu aussi bien des Suisses que des Français, des Américains et éventuellement des Chinois, il est improbable que les feux de la rampe ne vous fassent pas de l’œil. Ce 18 et 19 décembre s’est déroulé au Bâtiment des Forces Motrices à Genève le spectacle le plus inattendu de l’année : un stand-up dessiné avec Chappatte, avec à la clé plusieurs œuvres phare du dessinateur projetées sur grand écran.

Ce soir du 19 décembre 2024, le dessinateur Chappatte était accueilli avec l’éclat d’une rock-star ! L’artiste star du journal « Le Temps » y apparaît tout vêtu de noir, souriant, et salue un public survolté.

Comme dans un avion avant le décollage, quelques consignes de sécurité. Chappatte pointe du doigt l’objet délictueux que la moitié de la salle tient alors encore en main : le téléphone portable. Il le dit d’avance : cet outil est incompatible avec son spectacle. Le dessinateur priera la salle de ne pas prendre de photos, de mettre son portable en sourdine, et si possible, tout bonnement d’éteindre son téléphone. « C’est pas bon pour votre santé, ces machins de toute façon. » dira-t-il d’un ton désinvolte. Des dessins humoristiques derrière lui défilent sur un écran géant en guise de prévention. Peur que quelques inédits ne sortent de la scène ?

Petit, Chappatte dessinait déjà (très bien) et possédait une imagination fulgurante. Il avait notamment imaginé les péripéties de Hugues et Hug, son alter-ego maléfique tout vêtu de noir. Dans une case que le dessinateur agrandit pour le public, on y voit Hug terrasser le gentil Hugues avec un énorme couteau de cuisine, suivi d’éclats de sang spectaculaires jaillissant des entrailles de sa malheureuse victime à terre. Une imagination débordante et un questionnement précoce pour les histoires de « bien » et de « mal » (et une lucidité glaçante quant à l’issue de certaines batailles du « bien » contre le « mal »).

Dans un carnet d’écolier, il cantonne ses idées, rédigées comme dessinées. Son autre outil de travail : un iPad. C’est là que naît le premier jet de son trait. Après, il faut redessiner le tout sur papier, scanner, et travailler « deux heures sur Photoshop pour y ajouter de la couleur ». Une question qu’on lui pose souvent : « mais où va-t-il trouver toutes ses idées ? » Il pointe du doigt une table de travail sobre, faite de bois, et une chaise. « Il vaut mieux que l’inspiration vous trouve à votre table de travail », fait-il en plaisantant à moitié.

Durant la soirée, le dessinateur se prête à un jeu de collaboration avec son public : il se propose de dessiner sur scène quatre ou cinq histoires qu’il prétend vouloir vendre à un journal américain. Il explique qu’à la fin, un dessin devra être sélectionné. Ce n’est pas grand-chose, sachant qu’en temps normal, il se doit de proposer 30 à 40 idées à sa rédaction. Il se surnomme ainsi très volontiers « prolétariat de la satire ».

Le thème autour duquel nous devrons comploter : l’IA. Une préoccupation contemporaine, nourrie par l’angoisse d’une potentielle domination à venir des intelligences artificielles dans certains domaines.

Ici, tout sujet grave est abordé avec légèreté. Malgré un reste de timidité hérité de l’enfance, il s’avère que notre dessinateur star peut aussi jouer les comédiens !

Liberté d’expression ne va pas sans réaction

Le caricaturiste né d’un père jurassien et d’une mère libanaise relate son enfance, ses débuts, et notamment les motifs qui l’ont poussé vers cette voie professionnelle : « J’étais timide, j’étais assez pudique comme enfant ». « Le dessin, c’est les biscoteaux du timide », expliquera ce grand sensible.

Un personnage central de son histoire de vie et point pivot de sa carrière ressortira de son spectacle (et même de son œuvre, par le biais d’un récit dessiné publié), sa tante dite « Sousou », une libraire à Beyrouth qui n’avait pour ainsi dire jamais sa langue dans sa poche, même devant le Hezbollah, à qui elle réclamera une interview pour son neveu alors journaliste débutant à l’époque des faits ! On peut supposer que son caractère impertinent ait pu former le jeune Chappatte, dont certains dessins seront interprétés comme subversifs.

Entre deux dessins tests qu’il exécutera (qui ne seront au final « que » le fil rouge de l’histoire du dessinateur et de son œuvre, mais plus encore, de propos politiques et de société qu’il fera entrevoir au public), le dessinateur se permettra quelques commentaires personnels sur sa vie, sur ceux qui l’ont accompagné, sur ses frasques et sous couvert d’humour, de sa position quant à la vision d’une certaine presse qu’il défend.

En 2005, il publia le dessin d’un enfant chinois jouant avec un chiot dans un restaurant chinois. Sa mère, serveuse, lui dit : « on ne joue pas avec la nourriture ! » Cette illustration aurait été plutôt mal accueillie par la communauté chinoise, l’accusant de faire dans le stéréotype. Il justifiera pourtant ce dessin comme un témoin de l’actualité, censé illustrer le débat d’alors en Chine concernant une potentielle interdiction de la viande d’origine canine. Il met alors en garde contre les conclusions faciles et surtout sorties de leur contexte.

Plus récemment, en décembre 2020, Chappatte publiera un célèbre dessin qui remportera l’exploit de le taxer à la fois d’islamophobe et d’antisémite. Deux cases pour le prix d’une !  La vignette coupable ? « C’est un petit juif palestinien », en référence à Jésus dans une crèche.

Ses racines libanaises seront aussi à l’ordre du jour, avec la tante « Sousou », comme nous l’avons évoqué, mais aussi l’histoire politique du Sud du Liban, aujourd’hui complètement ravagé par les bombardements (la maison de sa tante Sousou, montrée en photo, n’est d’ailleurs plus qu’un champ de ruines). Cet axe politique sera parfaitement assumé par le dessinateur, qui revendiquera de manière indirecte sa position concernant des conflits d’actualité.

Spectacle rythmé et parfaitement travaillé, malgré ses faux-airs d’impro, le spectateur n’a pas le temps de s’ennuyer. Il accompagne dans sa réflexion et son trait l’artiste qui développe au final une œuvre scénique synthétisant avec maestria un travail de près de 30 ans.

Les minutes se raccourcissent. On arrive au bout du spectacle. L’image finale sélectionnée par l’artiste : un robot revêtant le rôle des Ressources Humaines. Plusieurs personnes riront jaune dans la salle.

Et comme un ultime sursaut à donner à son public, Chappatte pose une question à Chat GPT via son écran : « Est-ce que le métier de dessinateur de presse pourrait être remplacé par une IA ? » La réponse soulage le public. Ouf ! Le dessin de presse semble être épargné de cette phagocytose des intelligences artificielles… pour l’instant.

À la toute fin du spectacle, telle une mise en garde encore plus glauque que ses dessins de Hugues et de Hug, Chappatte diffuse un « joli » dessin de presse issu de la « créativité » de Chat GPT, qui au final, s’avère être une image lisse, mais au moins, dénuée de tout scandale : quelques émojis grimés des couleurs de la « diversité » se tenant la main, tout sourires, marchant vers une même direction au-dessus d’un arc-en-ciel. Une œuvre signée Chappatte GPT.

L’avenir de la presse vu par Chappatte (et Chat GPT) fait froid dans le dos.

Apolonia M.-E.

Infos pratiques :

Chappatte en scène, par Chappatte, les 18 et 19 décembre 2024 au Bâtiment des Forces Motrices de Genève.

Mise en scène : Lorenzo Malaguerra

 Avec Chappatte

Dessins : © Apolonia M.-E.

Apolonia M.-E.

Apolonia M.-E est née durant un mois de novembre particulièrement frisquet. Multitâche, elle écrit articles, prose, poésie et n'est pas du genre à se démonter quand on fait appel à ses dispositions d'illustratrice. Sinon, elle tient une passion particulière pour les cochons (vivants) et les jolis chapeaux.

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