Les réverbères : arts vivants

SAPE : Syncrétisme Abracadrant pour Public Etonné

Dix ans après leur dernier concert chorégraphié, la Comédie a accueilli le palimpseste de Coup Fatal, la recréation d’une chorale étonnante et généreuse de treize artistes de la SAPE[1] qui nous offre dans une liesse communicative un mélange éclectique de musique, de chant et de danse, pour un plaidoyer irénique en faveur de la créolisation.  

On ressort de cette performance comme d’un trop court séjour à Kinshasa. On a bien senti le contact avec une ou plusieurs autres cultures mais qu’est-ce qu’on en a compris ? Et est-ce qu’il y a quelque chose à comprendre ? Quels sont les pré-requis, les codes nécessaires pour saisir le sens de ce qui est montré ? Mais bon, comme la critique est dithyrambique, on ne réfléchit pas trop et on y va… Effet de mode de notre peuple de blancs bobos qui a tendance à gentrifier le monde dans un néo colonialisme culturel… ? Dans la grande salle pleine à craquer de la Comédie, sommes-nous vraiment conscientes et conscients de ce qui se joue ?

Elle et ils sont donc treize sur scène. La troupe arrive (presque) ensemble, brandissant des chaises bleues en plastique comme partenaires de danse. Energie communicative. Il y a, comme il se doit, des instruments de toutes sortes : une guitare électrique à double manche, une sanza appelée piano à pouce par les missionnaires, des xylophones qui se nomment de plein de manières différentes entre Congo et RDC[2], leur cousin le likembe qui fait partie de la famille des lamellophones, un lourd tambour à peau attaché aux épaules portant le joli nom de ngoma, des calebasses renversées à même le sol, un racloir en bois… Nous allons donc assister à un concert. Dansé, chanté et chorégraphié.

Pendant les trois quarts du temps que dure la performance, tout le monde a le même costume. Cela donne un effet choral assez ordonné qui d’emblée peut dépister par rapport à des stéréotypes plus… débridés. À tour de rôle s’extirpent alors du collectif des solistes ou des duos se livrant à des démonstrations vocales et dansées. Des sonorités polyphoniques congolaises se mêlent à de la musique électrique et créent un métissage artistique inédit ponctué de rock et de jazz. La grâce libérée des corps secs accentue encore le clivage entre l’animalité sensuelle qui s’en dégage et les visages pâles qui les regardent, engoncés dans une société d’infobésité qui a découplé l’esprit de la chair. Et le divertissement de la culture.

De ce délicieux souk musico-dansé ne tarde pas non plus à émerger, comme un poil européen dans un plat de poulet moambé[3], la claire voix d’un impressionnant contre-ténor baroque qui chante des extraits de Monteverdi, Haendel, Bach, … A quoi rime cette soudaine alchimie ? Que penser à l’écoute de ce syncrétisme de sons ? Malgré un non-accès au signifiant, la déconcertation première cède vite le pas à l’attrait pour l’originalité de ce qui est donné. On écoute, assez fasciné, les mariages plus ou moins harmonieux ou dissonants entre instruments et voix. À noter que le chanteur classique est celui qui est le plus souvent mis en avant comme soliste… et qu’il a la peau un peu plus claire que les autres… On se perdrait en conjectures si la force des danseurs ne nous captait pas tant… ceci d’autant plus que trois d’entre eux viennent danser avec le public avant de grimper sur le dossier des fauteuils pour chanter un air que ne renieraient pas les théâtres de Broadway.

Mais alors diantre, dans cette mosaïque de bric et de broc, qu’est-ce qui se raconte sur scène ? Peut-être est-ce une analogie de cet autre monde où des gens survivent comme ils peuvent ? Et que du coup, ils savent apprécier d’une autre manière que nous la joie du moment présent, le terrible chance d’exister ici et maintenant sans bien savoir de quoi sera fait le lendemain…

Dans la dernière partie du spectacle, tous les interprètes se changent en membres de la SAPE, cette Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes. Ce mouvement culturel venu du Congo consiste à s’habiller le mieux possible, le plus souvent en portant un costume trois-pièces bigarré, généralement en achetant les vêtements les plus chers qui soient dans des grandes maisons de luxe pour ensuite parader dans la rue, quitte même à en perturber la circulation. Au début du XXe siècle, c’était un moyen de se moquer des colonisateurs. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, les soldats congolais ont rapporté chez eux la mode parisienne et le goût de bien se fringuer. Ensuite, la Sape se popularise sur une bonne partie du continent noir ainsi que dans les diasporas françaises et belges. En plus de permettre d’oublier quelque temps la dureté de la vie, l’art de la SAPE devient même dans certains pays africains un enjeu de liberté contre les pouvoirs autocratiques et un symbole d’émancipation post-coloniale, créant la figure d’un homme élégant et émancipé.

Devant un grand rideau tressé non pas de perles mais avec des douilles de munitions de la guerre (mais ça personne ne le sait…), on assiste alors à un défilé de sapeuse et sapeurs mieux habillé·e·s les un·e·s que les autres. L’image est belle, colorée et excentrique à souhait. Joie et swag. Les gloussements montent de la salle, fruit d’un ethnocentrisme commode qui n’a peut-être pas encore complétement tourné la page de la Françafrique. L’image du Noir beau, musclé, sportif, bien dans son corps mais au comportement un peu infantile n’a pas fini de s’imprimer dans la bien-pensance européenne. On applaudit même à tout rompre ces Africains si sympathiques… Pas sûr que la mise en scène proposée ne nous fixe dans le préjugé là où on gagnerait à considérer la richesse culturelle présente sur scène sans folklore.

À la fin, la salle est debout. Immense, puissante, elle gronde de plaisir en acclamant ces artistes venus de loin, tout petits là en bas, sur le grand plateau, alignés dans leur panachage de couleurs chatoyantes. La soirée est réussie, chacun repart dans sa vie… mais s’est-on vraiment rencontré sur la place du Tout-Monde[4] ?

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Coup fatal, de Fabrizio Cassol, Alain Platel et Rodriguez Vangama à la Comédie de Genève, du 17 au 21 décembre 2024.

Avec Coco Diaz, Russell Kadima en alternance avec Mjoe Zuka, Boule Mpanya, Fredy Massamba, Deb’s Bukaka, Jolie Ngemi, Cédrick Buya, Bouton Kalanda, Silva Makengo, Erick Ngoya, Brensley Manzo, Évry Madiamba et Rodriguez Vangama

https://www.comedie.ch/fr/coup-fatal

Photos : © Chris Van der Burght

[1] Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes

[2] Parmi les peuples congolais, il est connu sous les noms vernaculaires suivants : pandingbwa, madimba, anemba, bifanda, djimba (Tshokwe), djimba, didimba-dimba, endara, gbengbe, manza, bandjanda, midimb.

[3] Plat national en RDC.

[4] Voir la pensée archipélique d’Edouard Glissant

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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