Les réverbères : arts vivants

Voyages mémoriels au-delà de la mort

Entre théâtre documentaire, arts visuels et performance immersive, Nachlass brise les frontières des genres. Cette installation déambulatoire n’est pas un manifeste sur la mort. Plutôt une exploration de ce qui persiste. Troublant voire dérangeant.

Dans le grand halo elliptique du Théâtre de Vidy, une scénographie à la fois sobre et intrigante s’offre à la visite par groupe de six personnes. Huit portes, huit promesses d’histoires d’une durée de quelques minutes que le temps, ce vieil architecte, a soigneusement ordonnées. Créée en septembre 2016, Nachlass – Pièces sans personnes, signé Stefan Kaegi et Dominic Huber du collectif Rimini Protokoll, est bien plus qu’un spectacle. C’est une expérience intime, troublante, où le public devient le héraut des confessions laissées par des personnes qui ont choisi de préparer leur propre départ. Chaque porte s’ouvre sur un univers singulier, où les absents s’élèvent au rang de protagonistes invisibles.

En évitant tout pathos, en refusant le spectaculaire, Kaegi et Huber ouvrent une brèche vers l’essentiel. La voix des absents, ce murmure si léger qu’il en devient universel, traverse chaque espace. Le public, confronté à la fugacité de l’existence, ressort parfois en état de sidération, voire bouleversé et sous le choc. Avec des questions intimes : que reste-t-il de nos vies ? Quelles traces voulons-nous laisser ? Comment voulons-nous nous aimer, nous quitter ? « Il ne s’agit pas d’une lettre pour des proches dans le futur, pour notre épouse ou notre fils par exemple. C’est une lettre ouverte. Il fallait d’abord des gens disponibles pour ce voyage. Nous les avons invités à s’imaginer un public qu’ils ne connaissaient pas encore », expliquent Kaegi et Huber dans le livret du spectacle[1].

Héritage recomposé

« Je veux décider moi-même à quoi servira mon héritage », murmure une voix venue de nulle part, celle de Gabriele von Brochowski. Dans cette pièce, une mosaïque d’archives en carton évoque son parcours d’ambassadrice et son désir de soutenir les artistes, notamment le chorégraphe congolais Faustin Linyekula. Chaque chambre, à travers des dispositifs simples, invite à une méditation sur la fragilité de la vie et l’empreinte laissée dans l’éphémère.

Dans l’univers ici refiguré de Jeanne Bellengi, une table familiale regorge de photographies soigneusement reproduites. Cette nonagénaire, ancienne horlogère, raconte, à travers ces images, son choix de recourir à l’euthanasie. Stefan Kaegi nous confie : « Lorsque je l’ai contactée, elle m’a dit qu’il ne lui restait que quatre jours à vivre. » Les spectateurs et spectatrices, témoins discrets, se heurtent à cette vérité brutale. Ici, le récit est une clef. Il déverrouille l’essence même de ce qui nous définit : la manière dont nous souhaitons être souvenus.

Vers l’oubli

Au cœur d’un dispositif faisant songer à la blancheur du kubrickien 2011. L’Odyssée de l’espace, le neurologue Richard Frackowiak résonne comme une voix scientifique au sein de cette choralité autour de ce que l’on laisse de soi et derrière s présence terrestre. Né en 1950, cet ancien directeur du Département des neurosciences cliniques du Centre hospitalier universitaire vaudois à Lausanne espère vivre encore un demi-siècle tandis que sa mémoire s’effiloche. « Être capable de vivre si longtemps, avec une mémoire normale, une compréhension normale, doit être le but de la médecine », affirme-t-il en voix off audible par casque audio. Pour participer aux troubles cognitifs du scientifique, les visages des six personnes présentes pour écouter et voir son témoignage se superposent l’un à l’autre alors que ses photos d’enfance défilent.

Si l’on est confronté à des proches atteint·e·s d’Alzheimer, les mots du scientifique résonnent de manière singulièrement douloureuse : « Auriez-vous envie de vivre si vous n’êtes plus impliqué émotionnellement ? Ou si vous ne vous souvenez plus de rien, même pas du nom de vos enfants ? Incapable de reconnaître votre époux ? » s’interroge cet homme qui a vécu le perte complète des souvenirs chez sa mère. « Elle ne répondait émotionnellement à aucun geste ou sourire. Ce genre d’existence me fait peur et j’espère ne pas avoir à vivre cela. » On songe épisodiquement à l’ouvrage Le Livre de l’oubli de Bernard Noël, où l’auteur explore la notion d’oubli, qu’il considère comme une source fertile pour l’écriture. Selon lui, la mémoire ne fournit que du « déjà vécu, déjà su », tandis que l’oubli dévoile « de l’inconnu au fond de lui dissimulé ».

Les propos de Frackowiak sur les traces post-mortem s’inscrivent en contraste avec le tumulte numérique des « deadbots », ces intelligences artificielles capables de simuler la présence des défunts. Nachlass, nous précise Kaegi, « est bien l’opposé de ces IA. Nous travaillons avec des souvenirs conscients, partagés du vivant. » Une philosophie qui humanise le deuil, lui rend son poids et sa place dans la vie.

Road Trip

Le public déambule, happé par l’atmosphère immersive. Michael Schwery, base jumper, livre une poignée d’images vertigineuses capturées par une GoPro lors de ses envols périlleux. Mais l’un des témoignages qui marquent le plus est celui d’Alexandre Bergerioux, pêcheur aujourd’hui décédé et atteint du syndrome de von Hippel-Lindau. Soit une maladie génétique rare caractérisée par le développement de tumeurs bénignes ou malignes dans plusieurs organes du corps. L’homme s’adresse à sa fille de treize ans, dont il sera rassuré de ne pas lui avoir transmis génétiquement ce mal.

Dans la chambre d’un motel aux écrans multiples, il raconte : « Peut-être que je ne te verrai pas grandir. Mais souviens-toi de moi, vivant. » Sa voix enregistrée nous invite à feuilleter l’album photo souvenir de son périple étasunien sillonnant la Californie, le Nevada et le Colorado. Une spectatrice sort de dessous le lit le portrait de la sœur du pêcheur à la mouche peinte de profil dans des tons bleu et violacés. « Elle était méconnaissable. Elle était comme un squelette, plus rien ne marchait dans son corps. » L’atmosphère se fait pesante. Chaque pièce, chaque objet, devient un témoin silencieux de vies que l’on peine à abandonner.

Au seuil de ces chambres, le théâtre trouve une raison d’être nouvelle. Il devient un espace où le dialogue entre les vivants et les morts se poursuit, sans artifices. Et dans ce lieu de mémoire, c’est la vie, paradoxalement, qui prend toute sa place.

Destination finale

À une époque où la mort est souvent niée ou marchandisée, Nachlass résonne comme un rappel nécessaire de notre finitude. Loin de sombrer dans la mélancolie, ce voyage mémoriel nous invite à célébrer la vie à travers ce qui reste : les souvenirs, les récits et les objets.

En nous confrontant à l’inéluctable, cette œuvre nous pousse à considérer ce que nous souhaitons transmettre, et à quel point nous voulons continuer d’exister dans la mémoire des autres.

Dans ce théâtre des absent·e·s, Kaegi et Huber nous rappellent que la mort n’est pas une fin, mais un seuil. Les vivants dialoguent avec les disparus, dans une quête ininterrompue de sens et d’humanité.

Frank Lebrun

Infos pratiques :

Nachlass. Conception Rimini Protokoll (Stefan Kaegi / Dominic Huber). Créé en 2016, le spectacle s’est donné du 13 novembre au 15 décembre 2024.

Photos : ©Mathilde Olmi (installation en blanc) et ©Samuel Rubio (autres photos)

[1] Nachlass. Pièces sans personnes. Stefan Kaegi & Dominic Huber (Rimini Protokol), Ed. Théâtre de Vidy, 2017

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