Une crise jouissive
D’emblée, la drôlerie supplante le drame. Dans le jeu un brin exagéré des personnages. Avec le côté BD de l’ensemble. Et grâce à la succession des tableaux qui parfois s’enchaînent comme autant de sketchs.
Le scénario est assez classique : Victor se réveille un matin. Sa femme est partie en laissant une lettre que découvrent les enfants avant de partir à la neige avec leur grand-mère. C’est le début de l’engrenage. Arrivé à son étude d’avocats, il apprend qu’il est licencié. Cherchant en vain du réconfort chez ses amis et sa famille, il échoue dans un bar où il fait la connaissance de Michou, un chômeur à la dérive. Cet étonnant duo contre-nature va dès lors s’apprivoiser pour que, comme il se doit, chacun puisse apprendre de l’autre. La fatuité de Victor va en prendre un coup et Michou pourra peut-être trouver amour et travail dans l’aventure…
Pour dérouler cette histoire certes un peu convenue, Jean Liermier s’amuse à créer avec brio et précision des tableaux qui équilibrent à merveille prouesse technologique et performance des interprètes. Un grand écran au lointain montre en effet des projections vidéo dessinées de manière très esthétique permettant de planter les multiples décors de l’intrigue. C’est très réussi, tant au niveau de l’homogénéité de l’ensemble que de la perspective bluffante des dessins. Mention spéciale, donc, au dessinateur Louis Lavedan. Et surtout, cela permet de laisser le plateau aux artistes pour mesurer l’étendue de leur talent.
Chacun·e a son quart d’heure warholien : bien sûr, Roman Daroles éclate dans son rôle de paumé magnifique, à mi-chemin entre la gentillesse innocente d’un Bourvil, la maladresse dégingandée d’un Lagaffe et l’humanité méridionale d’un Darroussin. L’originalité avec laquelle il campe Michou est déconcertante, un alliage de superficialité et de profondeur qui rend le personnage si… attachiant… Une réussite de plus pour cet acteur hors-pair.
Brigitte Rosset est jouissive de décomplexion dans le rôle de la mère de Victor qui cherche à s’affranchir grâce… au bonheur sexuel (c’est heureusement dit un peu plus crûment dans la pièce). Elle est tout aussi convaincante dans sa composition de petite bourgeoise « à baffer », engoncée dans son tailleur et ses préjugés populistes et racistes à contre-courant de la bien-pensance orwellienne qu’elle soutient. Et que dire de son rôle de grand-mère en Moon boot assénant ses quatre vérités à un beau-fils abasourdi de découvrir qu’il n’est pas le centre du monde ?
Parlons-en justement de ce Victor autour duquel tout s’entremêle. Si naturellement campé par Simon Romang, la performance tient ici au fil rouge que représente le personnage. C’est en effet à travers lui que le public découvre la société et son organisation inique. En 1992, dans son film, Coline Serreau constatait déjà les méfaits du néo-libéralisme. Force est de constater que, trente plus tard, sa funeste prophétie s’est réalisée au-delà de tous les scénarios-catastrophes. Que cela soit au niveau du siphonage de la pensée critique sacrifiée sur l’autel de la consommation et des loisirs, de l’absurdité de l’ultra-compétitivité professionnelle, de l’accroissement des inégalités ou encore et surtout du désastre écologique en cours. Mais revenons à Victor-Simon. Traversant la quasi-totalité des scènes, il sert à bon escient ses partenaires pour permettre à ceux-ci de se mettre en valeur. Le comédien est parfait dans son rôle de petit bourgeois lambda qui va peu à peu devenir meilleur dans l’épreuve. Il y a une vérité du jeu qui fait qu’on y croit, malgré le côté caricatural des situations. Il compose ainsi un personnage plus complexe qu’il n’en a l’air, médiocre et égocentré à certains égards, touchant, généreux et résilient à d’autres. Un miroir frappant de ce que produit l’époque, non ?
Camille Figuereo déploie quant à elle aussi une impressionnante palette de jeu dans les trois rôles qu’elle campe. Elle est particulièrement spectaculaire dans celui d’Isa, la sœur de Victor, qui doit gérer en même temps son frère à la dérive, Michou, en proie à des problèmes gastriques (…) et son amant qui débarque la nuit chez elle sans prévenir. Son monologue énervé contre la gent masculine est en soi une master class de théâtre à montrer à toutes celles et ceux qui aspirent s’approcher des rouages de la comédie. Les applaudissements consécutifs du public en sont la preuve la plus évidente.
Et que dire de l’impeccable caméléon Baptiste Gilliéron ? Passant par pas moins de huit personnages, il semble être capable de tout jouer. À l’évidence, il explose dans les contorsions maniérées de Laurent, le patron de Victor qui lui annonce son licenciement. Dans une vision anthropopathique, on dirait Kaa face à Mowgli dans le roman de Kipling. Et notre Arturo Brachetti carougeois excelle tout autant dans des rôles d’ados comme de professeur de yoga ou d’amoureux contrarié. Avec lui, la leçon de théâtre est partout et c’est un régal.
Pour être exhaustif, il faut encore citer la performance de François Nadin, stupéfiant de réalisme caricatural en campant cet homme politique de gauche coupé du monde dans son pavillon bourgeois de Nogent-sur-Marne. Il incarne toute l’hypocrisie de cette France d’en haut qui piétine avec pitié et condescendance les valeurs qu’elle est censée défendre. Le trait est poussé à l’extrême de manière géniale lorsqu’il demande à voir quelqu’un du peuple et qu’il rencontre Michou comme s’il allait visiter le zoo du jardin des Plantes. Le délice se prolonge quand, cerise sur le gâteau, le même comédien interprète à merveille le père bourru de Victor qui va oublier l’infidélité de son épouse dans les bras de la femme de son amant… Vous suivez ? À la grande boucherie des sentiments, on hache menu.
Finissons par parler de Charlotte Filou, très drôle en militante radicool s’opposant jusqu’à l’absurde à sa bourgeoisie de naissance et qui nous assène des slogans écolo tout en jetant, sans les trier, les vivres du frigo familial. Finalement soulignons aussi la qualité d’interprétation de Dominique Gibser, consternante en secrétaire nunuche et saisissante dans son rôle de Djamila, femme malade en phase terminale qui va transmettre à Victor un secret précieux…
On l’aura compris, la qualité de jeu de chaque actrice et acteur crée une émulation non-compétitive qui aspire les unes, les uns et les autres dans une dynamique artistique vertueuse, emmenant la troupe vers des sommets d’interprétation. Gloire en soi rendue à Maître Liermier, perché sur son trône de vieux sage, qui a su orchestrer, avec le fond et la forme, ce fantastique kaléidoscope de talents au service d’un texte qui, et ce n’est pas le dernier des mérites, dépeignait il y a trente ans un monde diablement actuel…
Et puisque, comme le disait Boris Vian, l’humour est la politesse du désespoir et qu’il peut dénoncer la bêtise humaine, dévoiler les vraies tristesses et panser les angoisses existentielles, alors oui, mieux vaut rire de nous, mieux vaut rire de tout. Ce spectacle jouissif en est la plus belle preuve.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
La Crise, de Coline Serreau, au Théâtre de Carouge, du 26 novembre au 22 décembre 2024.
Mise en scène : Jean Liermier
Avec Romain Daroles, Camille Figuereo, Charlotte Filou, Baptiste Gilliéron, Dominique Gubser, François Nadin, Simon Romang et Brigitte Rosset.
https://theatredecarouge.ch/spectacle/la-crise/
Photos : © Carole Parodi