Les réverbères : arts vivants

Quand la Suisse partait en guerre…

Depuis le 20 août, le Théâtre de Carouge part à travers les rues. Des places aux parcs, un camion aux allures de roulotte se transforme en scène. Place à Charles-Ferdinand Ramuz et à sa Grande guerre du Sondrebond, à voir jusqu’au 8 septembre dans une mise en scène de Robert Sandoz !

Sur la route de Veyrier, les immeubles tout blancs des Tours AUREA ont chaud. Au bout d’une ruelle, de l’herbe, des arbres… et une drôle de structure qui tient à la fois de la scène, du quai et du bistrot de la gare. Des tables carrées, un porte-manteau, le zinc d’un bar, un grand panneau avec le prix des boissons. En face, des bancs. On s’y installe, on y discute. « On », ce sont tous ces gens venus d’ici et de plus loin – ces « on » qui vont voyager ensemble à travers les mots de Ramuz.

Une guerre à la suisse

La grande guerre du Sondrebond n’est pas le texte le plus connu de Ramuz. Cette suite de poèmes en vers libres est publiée à Genève en 1906. S’y déploie un récit héroïque, tragi-comique et résolument helvétique : celui de la guerre du Sondrebond – plus connu sous son appellation alémanique de Sonderbund. Posons le décor. Nous sommes en novembre 1847. La ligue du Sonderbund, composée de cantons catholiques et conservateurs (Fribourg, le Valais, Lucerne, Zoug et les trois cantons primitifs), veut faire sécession avec le reste du pays et bouter tous les protestants dehors. Ralliée par le Général Guillaume Henri Dufour, l’armée fédérale (composée de tous les autres – sauf Neuchâtel, qui reste neutre) marche sur l’ennemi… c’est la guerre, mes amis ! Elle durera un petit mois et s’achèvera avec le retour de belligérants dans le rang : une guerre à la suisse, en somme.

Afin de rendre compte de cet événement exceptionnel, Ramuz donne la parole à un fantassin vaudois, parti combattre ces catholiques de Fribourgeois. Devenu vieux, assis à la table d’un buffet de la gare bien vaudois, il croise un voyageur qui attend son train. Est-ce Ramuz, carnet et stylo à la main ? Peut-être. Alors il raconte, raconte et raconte encore. Et on l’écoute.

Renouer avec la terre

Pour incarner cette Grande guerre du Sondrebond, ils sont trois : Carine Barbey, Olivier Gabus et Jacques Michel. Si deux d’entre eux (Olivier Gabus et Jacques Michel) incarnent respectivement le voyageur et le fantassin, ils changent tous de rôles aussi souvent que de costumes, devenant tour à tour soldats, général, femmes éplorées ou chevaux de traits. Sur la scène itinérante, ils s’emparent du texte de Ramuz avec un plaisir gourmand – et le font vivre, pour le plus grand plaisir des petits et des grands. La liberté des vers libres éclate sous les arbres, portée par des retours discrets de rimes, le « on » du parler populaire si cher à l’auteur… sans oublier l’accent vaudois qui apporte juste ce qu’il faut d’humour pour que les événements de la guerre ne sombrent pas dans le drame.

L’itinérance rend libre : les trois acteurs virevoltent, s’enflamment, grimpent sur les tables, tapent du pied, escaladent le bar, en ressortent une vielle à roue, se mettent à l’accordéon, jouent du tambour, dansent avec un porte-manteau… Soudain, ils chantent, s’accompagnant d’un rythme percussif et entêtant. Ou bien à trois voix, comme dans les chœurs dont le pays vaudois est si friand (Et chantons en cœur, le Pays romand !). Cette folie joyeuse, la mise en scène de Robert Sandoz la fait partager, grâce au dispositif de la roulotte qui voyage de loin en loin, au fil des représentations. Elle s’entremêle aux phrases de Ramuz, qui disent cette guerre pas tout à fait comme les autres avec le petit air philosophe de celui qui recommande un demi de blanc. Elle contamine les gens, cette folie. Elle conquiert le public. On renoue ici avec le théâtre populaire, le théâtre de rue, celui des bateleurs et des saltimbanques qui jouaient sur les places.

En amenant Ramuz aux pieds des Tours AUREA, le Théâtre de Carouge reconnecte un auteur du patrimoine romand avec la terre, avec des gens qui le connaissent… ou peut-être pas. Certes, on est loin du Léman ou des montagnes chers au poète lausannois – mais on se rend compte, plus que jamais, que ça nous parle. Suisse ou étranger, d’ici ou d’ailleurs, d’encore plus loin peut-être, on est touchés par un quelque chose qu’on ne peut pas expliquer. Ce quelque chose est là, dans les phrases de Ramuz, dans le rire des enfants qui voient peut-être un spectacle pour la première fois, dans les dos raides d’être restés trop longtemps sur les bancs, dans les têtes qui ont chaud sous le soleil d’août, dans les oreilles qui se tendent pour mieux entendre – dans les sourires qui s’échangent alors que les mots résonnent.

Ce quelque chose, c’est peut-être ça, l’essence du théâtre.

Magali Bossi

Infos pratiques :

La grande guerre du Sondrebond, de Charles-Ferdinand Ramuz, du 20 août au 8 septembre 2019. En itinérance avec le Théâtre de Carouge.

Mise en scène : Robert Sandoz

Avec Carine Barbey, Olivier Gabus et Jacques Michel.

https://theatredecarouge.ch/saison/piece/la-grande-guerre-du-sondrebond/65/

Photo : © Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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