Les réverbères : arts vivants

Quand le théâtre parle du théâtre

À l’occasion de ses 22 ans, la Cie Apsara a décidé de créer un spectacle s’inspirant des expériences vécues au fil des années et des tournées. Le texte de Miguel Fernandez V. et la mise en scène de Silvia Barreiros offrent une belle occasion de dire la complicité d’une troupe et d’ouvrir une discussion sur les aspirations du théâtre. Contre toute attente, à voir au Théâtricul jusqu’au 7 mai.

Patrick (Miguel Fernandez V.), Silvia (Deborah Landenberg) et Roberto (Roberto Molo) sont trois comédien·ne·s qui terminent leur tournée. De Tel-Aviv à Dakar en passant par toute l’Afrique du Nord, iels ont joué un spectacle polémique racontant une histoire d’amour israélo-palestinienne. Pour clore cette tournée internationale, iels se rendent à Montréal, en passant par les États-Unis. Mais voilà que l’aéroport se retrouve bloqué par une alerte à la bombe. Nos protagonistes se retrouvent coincé·e·s dans la zone de transit, et il est même possible qu’iels en soient la cause ! Ce moment de flottement est l’occasion de faire sortir les non-dits, les tensions, mais aussi de relâcher un peu la pression.

La complicité du jeu

Durant l’heure que dure Contre toute attente, les trois comédien·ne·s s’amusent et se vannent. On se moque de « Patricki », qui ne supporte plus ce surnom donné par un chanteur dans un restaurant à Dakar, alors que Silvia en a assez d’être la maman du groupe. Quant à Roberto, il démarre au quart de tour à la moindre provocation. Bref, on se fait tourner en bourrique ! Une jolie illustration de l’ambiance de troupe, avec tous ces bons moments de rigolade, mais aussi de solidarité. Car derrière les vannes, on se soutient véritablement les un·e·s les autres dans les moments difficiles. Le plus beau dans tout cela, c’est qu’on ressent cette complicité à tous les niveaux : entre les comédien·ne·s retenu·e·s dans l’aéroport, mais aussi entre celleux qui sont là sur la scène, en train d’interpréter le spectacle. Les saluts finaux, où l’on danse et joue à feuille-caillou-ciseaux sont là pour en témoigner.

Mais l’ambiance de troupe, ce sont aussi les tensions qui montent : à force d’être constamment les un·e·s sur les autres, on finit par ne plus supporter certaines choses, au-delà même des désaccords de jeu. Les comédien·ne·s sont avant tout des êtres humains, et vivre ensemble pendant aussi longtemps n’est pas toujours aisé.

Parler du théâtre

Cette histoire, inspirée du vécu de la troupe – quelle est la part de réalité et de fiction, difficile à dire – est aussi un prétexte pour proposer une réflexion plus profonde sur le théâtre, et jouer avec les codes de celui-ci. Dans le désordre, il est question de l’adaptation du texte et des coupes que cela implique, conduisant au mécontentement de l’auteur. S’ensuit alors une discussion sur le choix de jouer des auteur·ice·s vivant·e·s ou mort·e·s, et même sur la façon de les jouer. Mais ce qu’on retient le plus, c’est sans doute la discussion sur la dimension politique du théâtre : pourquoi joue-t-on des pièces sensibles ? « Parce que je ne veux pas terminer ma carrière en ayant fermé ma gueule ! » dira, en substance, Silvia. Parce que le théâtre, c’est aussi une manière de réfléchir sur le monde, à travers la fiction et en proposant des réflexions ouvertes. Contre toute attente nous le rappelle bien. Et la réflexion va même plus loin, en avançant le fait qu’il est facile de jouer en Suisse, loin des conflits dont on parle. C’est une toute autre histoire d’aller jouer ce texte à Tel-Aviv ou à Beyrouth, dans un climat nettement plus tendu. Derrière cette profonde discussion est perceptible une forme d’éloge de cet art qu’est le théâtre et qui permet, dans sa proximité avec le public, d’aborder des thématiques parfois difficiles. D’ailleurs, dans Contre toute attente, le quatrième mur est souvent brisé, le public jouant le rôle des autres passager·ère·s présent·e·s dans la zone de transit. Une manière de rappeler que les spectateur·ice·s ont aussi un rôle actif à jouer.

Contre toute attente oscille ainsi entre rire et émotion, entre légèreté et réflexions profondes, comme un condensé de tout ce qu’on peut trouver sur une scène de théâtre, en n’oubliant jamais le plaisir du jeu, qui se transmet au public. Les longs et chaleureux applaudissements à la fin de la représentation en témoignent bien.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Contre toute attente, de Miguel Fernandez V. et la Cie Apsara, du 28 avril au 7 mai 2023 au Théâtricul.

Conception et mise en scène : Silvia Barreiros

Avec Miguel Fernanez V., Deborah Landenberg et Roberto Molo

https://theatricul.net/contre-toute-attente-3/

Photos : © Cie Apsara

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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