Les réverbères : arts vivants

Quand les manifestes prennent vie

Jusqu’au 1er mars, le POCHE/GVE présente des textes-manifestes, véritables cris du cœur d’autrices et auteurs vivants ou morts, avec Manifesto(n)s. Dans deux mises en scène, jouées en alternance, signées Sarah Calcine et Joséphine de Weck, les comédiens et comédiennes donnent vie aux écrits.

Manifesto(n)s, c’est un patchwork de textes rédigés par Judy Brady, Pauline Boudry, Nicoleta Esinencu, Julie Gilbert, Jean-Luc Lagarce, Bruno Latour, Renate Lorenz, Alexandra Ostrovski, Paul B. Preciado et Marguerite Yourcenar. Des textes issus de diverses époques et régions du monde avec pour seul point commun d’être des pensées, des cris du cœur face à un monde qu’on ne comprend pas toujours. Ils peuvent être personnels, parler d’amour, de voyage, de désillusions, peu importe… Ils rassemblent et touchent. Il n’y avait plus qu’à trouver une manière de les lier sur la scène du POCHE/GVE, et c’est ce défi qu’ont relevé les deux metteuses en scène. Elles sont pour cela formidablement aidées par un trio composé de Christina Antonarakis, Wissam Arbach et Marie-Madeleine Pasquier, ainsi que de la contrebassiste Jocelyne Rudasigawa (pour la mise en scène de Sarah Calcine).

Partir des ruines de Sapphox

Une contrainte a été imposée aux metteuses en scène : il fallait jouer dans les ruines de Sapphox. On est ainsi immédiatement surpris par la disposition de la salle, dont on n’a pas l’habitude. Toute en longueur, avec des gradins sur la droite, le nouvel arrangement permet une grande proximité entre les comédiens et le public. Ils ne manqueront pas de l’utiliser, n’hésitant pas à interagir avec celui-ci, en lui montrant des vidéos d’affrontements au Chili en octobre dernier, lui proposant un verre de vodka moldave ou même en s’installant parmi eux pour lire un des textes…

Ce spectacle s’inscrit donc dans un univers en ruines : des assiettes brisées jonchent le sol, des tags sont présents partout sur les murs, avec de curieux symboles qui rappellent ceux du Monopoly. Ces ruines symbolisent, peut-être, l’état intérieur de ceux qui disent ces textes, dans des déclarations face à un monde en train de tomber en ruines ou qui l’est déjà. Chaque mise en scène apporte ensuite son propre décor. Dans celle de Sarah Calcine, des tables sont construites à base de chevalets et de palissades jaunes de chantier. Dessus sont posés divers objets : livres, assiettes, verres, bloc-notes, boîte de Monopoly, carte… On a l’impression d’être dans un atelier où tout est en train de se créer, comme si le spectacle se montait sous nos yeux, au gré des inspirations et des envies des comédiens, le tout guidé par une étrange partie de Monopoly… Dans la mise en scène de Joséphine de Weck, pas de table, mais des chaises. Une dizaine, disposées de manière aléatoire. À côté d’elles, un micro. Dans ce micro s’exprimeront les comédiens, quand ils ne seront pas assis à converser, assister et commenter discrètement la lecture performée de leurs compères. Une atmosphère de convivialité qui va de pair avec la proximité du public.

Trouver un liant

L’autre défi était de trouver un liant entre tous ces textes. Sarah Calcine choisit le prétexte d’une partie de Monopoly. Après avoir rappelé l’histoire du jeu et ses règles, chacun à son tour portera un texte en lien avec une thématique évoquée dans les cartes tirées, ou simplement parce que le moment l’inspire. Le choix du Monopoly n’est pas anodin. Il est le symbole même du monde capitaliste, ayant été créé pendant le krach boursier de 1929. Dans les règles évoquées dans la pièce et les événements qui s’y déroulent, ce côté est totalement exacerbé : on a le droit de voler la banque et les autres joueurs discrètement – ou pas, d’ailleurs – ; les cartes « Chance » prévoient de grosses montées en bourse ou au contraire d’énormes faillites ; on peut se libérer de la prison moyennant des pots de vin… Les textes lus se rapportent ici aux conséquences d’un système porté à son paroxysme, qu’on ne contrôlerait plus, dans lequel tout partirait à vau-l’eau.

Joséphine de Weck prend, quant à elle, le parti de centrer la trame de sa pièce sur des étudiants qui partent aux États-Unis, LA chose à faire avant la fin de l’Université. S’inspirant entre autres des écrits de Nicoleta Esinencu, elle imagine une étudiante moldave, dont les parents ont tout sacrifié pour l’envoyer là-bas dans un voyage organisé qui ne tourne pas comme il aurait dû. Les dettes s’amoncellent et le temps réservé au tourisme se voit réduit à néant. Autour de cela, les textes résonnent pour parler de l’Europe, de la situation de certains jeunes, du rêve américain…

Des textes qui prennent vie

De Manifesto(n)s, on retiendra les prises de position face à des injustices, la situation de certaines personnes, que ce soit en Moldavie, aux États-Unis, en Europe ou au Kurdistan. Dans ces textes, il est question d’opposition, de dénonciation. C’est un appel aussi à se soulever, à se battre contre ce qu’on trouve injuste. En incarnant les paroles des auteurs, des personnages à qui ils donnent la voix, les trois comédiens donnent ainsi vie à ces extraits qui deviennent manifeste. Des textes forts, qui deviennent vivants, pourrait-on ainsi dire. On ne parlera pas ici plus en détails du contenu de ces récits. À chacun d’aller les découvrir, tant ils sont variés et forts. On insistera simplement sur le fait que, dans ce qu’on pourrait appeler une lecture performée, les mots sont incarnés par les trois fantastiques comédiens qui les portent. Avec un naturel déconcertant, une justesse dans la façon de prononcer des phrases qui ne sont pas les leurs, une capacité à ressentir et retranscrire les émotions de ces phrases, ils emmènent le public dans un voyage à travers les manifestes, les époques et les lieux, donnant véritablement vie aux personnages qu’ils incarnent. D’eux, on ne sait pourtant rien, si ce n’est les paroles qu’ils prononcent. Un spectacle fort, donc, dans lequel chacun tirera ce qu’il voudra, selon son vécu. Chacun s’approprie à sa manière les mots qu’on lui donne.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Manifesto(n)s, inspiré des textes de Judy Brady, Pauline Boudry, Nicoleta Esinencu, Julie Gilbert, Jean-Luc Lagarce, Bruno Latour, Renate Lorenz, Alexandra Ostrovski, Paul B. Preciado et Marguerite Yourcenar, du 17 février au 1er mars 2020 au POCHE/GVE.

Mise en scène : Sarah Calcine et Joséphine de Weck

Avec Christina Antonarakis, Wisam Arbach et Marie-Madeleine Pasquier

https://poche—gve.ch/spectacle/manifestons/

Photos : © Samuel Rubio

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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