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Quand Narcisse s’éprend de Psyché

Aujourd’hui, la Pépinière est ravie de répondre à la demande enthousiaste de Martine Ruchat, en lui consacrant quelques lignes pour son sensationnel nouvel opus : Sensations océaniques, publié chez Encre Fraîche en 2024, l’épopée romantique entre de Romain Rolland et sa compagne de vingt ans sa cadette la comédienne Helena Kay.

Qui est Martine Ruchat ? Figure très présente sur l’échiquier littéraire romand, femme de convictions et de plume, elle a sorti en août 2024 un livre consacré à la relation tortueuse entre Romain Rolland et sa muse, Helena de Kay. Professeure retraitée de l’Université de Genève, Martine Ruchat a consacré sa carrière à l’histoire de l’éducation, et a forgé sa matière littéraire dans ce fer chaud. Sensations océaniques n’est pas son premier coup d’essai. En 2011, elle publie ELISABETH H « Une femme comme les autres », ouvrage consacré à une pédagogue romande, qui avait fait grand bruit auprès de la Société des Écrivains Genevois (SGE), auréolant Martine Ruchat du Grand Prix de ladite société.

Après Elisabeth H, l’autrice s’attaque cette fois à la grande figure du monde littéraire : Romain Rolland, l’auteur du monumental Jean-Christophe (publié pour la première fois entre 1904 et 1912). Dans Sensations océaniques, Martine Ruchat construit son intrigue à partir de la correspondance qu’entretenait Romain Rolland avec la jeune comédienne états-unienne Helena de Kay. Avec brio, elle déploie une partie essentielle de la vie du Prix Nobel 1915, homme à la personnalité aussi forte qu’ambivalente.

Une relation mystique

La correspondance entre Romain Rolland et Helena de Kay se déploie ainsi sur douze ans, entre 1912 et 1924. Cet amour passionnel entre une jeune comédienne et un homme d’âge mûr, de vingt-cinq ans son aîné, sert d’excitant à leurs œuvres respectives. Leur admiration mutuelle, leurs étreintes et leurs déchirements sur fond de Première Guerre mondiale, créent une histoire d’amour aussi romanesque que touchante.

Sensations océaniques est également l’occasion de découvrir une plume inconnue du grand public, Helena de Kay, surnommée « Thalie » par son amant. La jeune femme a 22 ans quand elle rencontre Romain Rolland. Elle vient d’achever Psyché, une « tragédie de la paix éternelle » (p.38). Cette femme, un « brin » mystique, n’aura de cesse tout au long du récit d’invoquer le surnaturel, croyant même être capable de communiquer par télépathie avec l’écrivain, grâce à la force de leur amour. Cette illustre inconnue vivant de traductions, conférences et pièces de théâtre, pourra ainsi compter sur le soutien du Prix Nobel, qui fera office de Pygmalion. Les lettres de Thalie sont, pour citer Romain Rolland, « un coin de ciel bleu dans ses grises journées d’automne » (p.99). L’homme cultive une neurasthénie d’arrière-fond en CDI et retrouve à travers Thalie un nouvel éclat de jeunesse, autant charnellement qu’égotiquement, flatté qu’une jeune fleur ait jeté son dévolu sur lui.

Si les deux s’aiment, le mariage est néanmoins fortement compromis par le caractère farouchement indépendant de Romain Rolland, et plus encore, par sa mère. À cinquante ans, l’homme est entièrement soumis à la volonté maternelle, qui juge Helena incapable de « le défendre, de lutter avec lui » contre ses détracteurs[1] – en un mot, de le materner comme elle le fait si bien.

De la grande histoire à la « petite »

Le récit de Martine Ruchat fait grande fête aux contrastes, parfois cocasses. Pendant que l’Europe saigne, meurtrie par la guerre, Thalie et Romain Rolland passent leur plus bel automne à Genève, main dans la main, à arpenter le bord de l’Arve dans une symbiose amoureuse.

On salue également le travail de titan l’autrice qui, pour rendre compte de cette histoire d’amour, a analysé pas moins de 800 lettres conservées à la Bibliothèque nationale de France. Le rythme de lecture agréable et les anecdotes amusantes transforment dès lors ces documents historiques en véritable feuilleton, avec ses rebondissements et ses va-et-vient entre Thalie et son grand homme.

Sensations océaniques est un récit historique bien ficelé, qui pourrait intéresser autant les experts de Romain Rolland, que les aficionados de romances romanesques.

Apolonia M.-E

Référence :

Martine Ruchat, Sensations Océaniques, Chavannes-de-Bogis, éditions Encre Fraîche, 2024.

Photo : © Apolonia M.-E

[1] Des hommes, tel le rouge Barbusse, qui reprochent essentiellement à Rolland son manque d’action en période de guerre. Quand on le pressentira comme Prix Nobel 1915, les critiques iront d’ailleurs bon train, qualifiant l’auteur de « Don Quichotte vaniteux » et de « déséquilibré » (p.99).

Apolonia M.-E.

Apolonia M.-E est née durant un mois de novembre particulièrement frisquet. Multitâche, elle écrit articles, prose, poésie et n'est pas du genre à se démonter quand on fait appel à ses dispositions d'illustratrice. Sinon, elle tient une passion particulière pour les cochons (vivants) et les jolis chapeaux.

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