Les réverbères : arts vivants

Quand Sofia Casta rencontre Roshdy Mastroianni

Le Théâtre de Carouge co-réalise et co-produit la nouvelle création de Lilo Baur, Une journée particulière, adaptation du film culte éponyme d’Ettore Scola. Le rôle de Sophia Loren est repris par Laetitia Casta et celui de Marcello Mastroianni par Roschdy Zem. Une transposition théâtrale… particulière.

On connaît le pitch. Rome, 1938. Le jour où Hitler et Mussolini se congratulent. Et pas loin, dans un immeuble délaissé l’espace d’une journée particulière de ses locataires, une rencontre entre deux solitudes. Celle d’une femme, mère de famille, négligée par son mari. Et celle d’un homme, intellectuel, homosexuel au temps des dictatures. « Un moment vertigineux où l’instant se relève plus fort que le temps », nous promet le programme.

Beaucoup d’éloges ont été faites et écrites à juste titre sur le film d’Ettore Scola. C’est, à n’en point douter, un chef d’œuvre du cinéma, tant sur le fond des thématiques que sur l’esthétisme de la forme. On se souvient avec émotion des pas de rumba du couple mythique formé par Sophia Loren et Marcello Mastroianni. Ou de leurs jeux de séduction entrecoupés d’aveux entre les draps éclatants de la terrasse.

La metteuse en scène suisse Lilo Baur adapte fidèlement le film sur les planches carougeoises. La ressemblance avec le scénario original est précise, jusque dans la gestuelle et le costume des acteur·ice·s, à commencer par le fameux débardeur bordeaux de Gabriele. Il y a de l’humilité à vouloir marcher avec respect dans les traces géantes laissées par ces aïeuls magnifiques. C’est peut-être là à la fois la force et la limite de cette transposition théâtrale.

En effet, ce qui fonctionne à merveille au cinéma répond à d’autres contraintes sur une scène. Ici, pas de possibilité de gros plans – a fortiori dans une salle aussi grande que celle de Carouge. Pas non plus d’intimité susurrée pour montrer les abîmes de solitude existentielle des personnages – au risque de donner la sensation d’un jeu plat et éteint. Et une difficulté bien plus épineuse qu’à l’écran de marier la bande-son de la Grande Histoire avec celle de la petite histoire essentielle d’Antonietta et Gabriele. Une quadrature du cercle dans laquelle est prise l’équipe du spectacle.

Soulignons une audacieuse option de mise en scène de la créative Lilo Baur : l’ingénieux dispositif scénographique qui permet de changer plusieurs fois les volumes et les perspectives sur les deux appartements et la terrasse. Spectaculaire, dynamique et impressionnant. Une réussite aidée par la qualité de l’éclairage. Le revers de la médaille est peut-être que cette dimension du spectacle est si présente qu’elle fait un peu d’ombre au jeu des comédien·ne·s.

Venons-en justement à l’interprétation. Laetitia Casta est bien sûr magnifique de force et de fragilité entremêlées. Elle dégage une aura méditerranéenne qui la rend d’emblée crédible et l’empêche de pâtir de la comparaison avec Sofia Loren. Elle campe une mater dolorosa sincère avec laquelle nous n’avons aucun mal à être empathique. Bien sûr, la condition de la femme a heureusement évolué depuis ce qu’elle était au milieu des années 70. Toutefois, les mécanismes de domination, de rabaissement, de disqualification et d’humiliation subis par Antonietta sont encore d’actualité aujourd’hui dans les résidus patriarcaux tenaces de nos sociétés. Et il faut dire à la nouvelle génération d’où nous venons pour savoir où nous voulons aller demain.

Les questions sont autres autour de Roschdy Zem, de son jeu et de ce que son personnage défend. Déjà, pour prendre la contre-pied de l’humilité citée en début d’article, c’est pour le moins étonnant de se comparer soi-même au Maître lorsqu’il dit, toujours dans le programme du spectacle : « Il y a quelque chose de Marcello Mastroianni dans mon interprétation, mais c’est de l’ordre de l’inconscient ». Loin de douter de son talent, le parallèle entre les deux artistes ne saute pas aux yeux. Le jeu de Roschdy Zem est parfois plus mécanique qu’organique, les colères restent coincées dans la gorge et les dialogues au téléphone ne rendent pas le relief et l’importance narrative qu’ils avaient dans le film original. Peut-être est-ce dû au fait que le spectacle est en train de naître et qu’il faut lui laisser le temps de maturer pour que le talent de chacun puisse se déployer ?

Quant à la thématique de l’homosexualité condamnée à l’époque (considérée comme une pathologie psychiatrique jusqu’en 1973 aux USA et en Suisse et jusqu’en 1992 en France)[1], son traitement dans la pièce a davantage une valeur historique qu’il n’est un levier réflexif pour les enjeux liés aux genres et aux sexualités en 2023. Ceci dit, Gabriele peut rester le porte-étendard d’une génération arc-en-ciel qui a fait de la lutte contre les discriminations son cheval de bataille. Mais depuis un demi-siècle, les normes ont changé (le PACS, le mariage pour tous et la gay pride n’existaient pas en 1977), la société s’est complexifiée et l’intolérance s’est masquée sous un vernis de discours politiquement correct qui n’est bien entendu pas abordé dans la pièce. Peut-être est-ce à charge du public d’imaginer le Gabriele d’aujourd’hui dans la mouvance queer, celle-ci censurée par une gestapo d’extrême-droite qui revendique ces temps-ci à grand coup d’affiches électorales que l’humanité ne connaît que deux genres.[2]

Relevons encore les deux autres rôles de la pièce, celle de la concierge de l’immeuble et du mari d’Antonietta. S’il n’y a rien à dire sur l’interprétation, leur présence nous éloigne aussi du huis-clos bénéfique à la tension théâtrale qui, du coup, se dilue dans la dramaturgie de l’ensemble.

Au final, malgré les talents individuels engagés, les questions brûlantes soulevées avec génie il y a bientôt cinquante ans ressortent quelque peu attiédies de cette transposition théâtrale. On s’en retourne avec le plaisir d’avoir retrouvé l’univers de Scola, la gratitude d’avoir vu des gens célèbres sur scène et une furieuse envie de revoir le film original.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Une journée particulière, d’après le scénario d’Ettore Scola, du 3 au 22 octobre au Théâtre de Carouge.

Mise en scène : Lilo Baur

Avec : Laetitia Casta, Roschdy Zem, Joan Bellviure et Sandra Choquet

Photos : © Simon Gosselin

[1] https://www.slate.fr/story/41351/homosexualite-maladie

[2] https://www.lematin.ch/story/campagne-electorale-les-jeunes-udc-chevaliers-blancs-de-la-liberte-dexpression-911327690979

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

Une réflexion sur “Quand Sofia Casta rencontre Roshdy Mastroianni

  • Pierre Léchu

    Oui quel dommage..Mais était-ce seulement possible ? Pourquoi vouloir théâtraliser à tout prix tout et n’importe quoi ? Ce monument se suffit à lui-même. Il faudrait un incroyable talent pour parvenir à une transposition correcte, et encore..Est-ce bien nécessaire ?
    J’irai même plus loin que vous, tant le jeu était effacé, tant l’ennui était présent…
    Oui cela donne envie de revoir le film, pour en oublier très vite cet  » essai  » théâtral raté, cette pièce résonne comme une perte de temps, comme un travail prétentieux qui s’imaginait qu’avec au moins une actrice en vogue ( et de talent ) tout passe..
    Une impression de maladresse globale, de superficialité générale.
    Il nous reste le désir de revoir Laetitia Casta au théâtre rapidement afin d’oublier ce faux-pas.

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