Les réverbères : arts vivants

Sublimer le ridicule

À la fois invitation haute en couleur dans le jardin des arlequins et illustration d’un doute entre blagues dangereuses et travestissement sérieux, Fool’s Gold de Tobias Koch et Thibault Lac ouvre les portes du royaume de la douce folie. C’est marquant. C’était à voir du 4 au 7 octobre derniers au Pavillon ADC.

L’envoûtement

La salle de théâtre, de spectacle où, depuis la nuit des temps, toutes et tous se regardent et sont regardé·e·s, laisserait penser que nul détail – aucun ! –  ne pourrait échapper au regard curieux du public… Et pourtant, ce n’est pas tout de suite que vous verrez les danseurs Thibault Lac et Stephen Thompson. Comme s’ils s’étaient d’avance dérobés aux yeux du public pour montrer qu’ils menaient le bal. Les spectateurs et spectatrices, assis·es dans un dispositif en quadri-frontal, attendent. Dans l’obscurité totale.

Le compositeur Tobias Koch leur réserve une immersion dans la boîte noire de l’ADC de qualité rare. Avant l’apparition des danseurs, débute en effet un envoûtement. Iels sont plongé·e·s dans l’obscurité et absorbé·e·s par la bande son de Koch, vacillante, fascinante puisqu’elle offre de façon simultanée des sons électroniques, mélodieux et plus calmes.

L’un des deux danseurs, Thibault Lac d’abord, du haut de son mètre nonante (sans doute), émerge sur scène, tel un faune tiré brusquement de son sommeil. On hésite : nous menace-t-il en jetant ses bras à la manière des lanceurs de javelots grecs ou est-ce qu’il nous divertit, brandissant ses membres comme des rubans ? Cette oscillation entre l’amusement, le danger et la folie nous accompagnera tout au long de la soirée. L’énergie qu’il dégage et met en scène, comme s’il la faisait vivre et devenir une personne de chair accrochée à lui, est sensationnelle. De plus, elle pousse au rire. Une aubaine.

Il en est de même pour Stephen Thompson, qui, vêtu de tissus moirés, enfile des gants de vétérinaire comme s’il s’agissait de gants de soie. Avec lui, aussi, nous pénétrons le domaine de l’arlequin de la Commedia dell’arte : Il s’agite, fait sourire mais trouble de par le sérieux qui semble avoir glacé son visage.

L’on retrouve des évocations de Nicolas Bouvier lorsqu’il découvre le théâtre du nô pendant son voyage. Il mentionne le nô dans Chronique Japonaise : « Rien de trop », voilà ce qu’au XVe siècle a écrit Zeami, qui est un des fondateurs du nô. » Puis rappelle que « ce mélange incongru ne fait pourtant pas rire. » (p. 77) Ainsi en est-il de Fool’s Gold qui prête (pourtant) au rire mais maintient une tension continue, alors dramatique.

Moi et les autres, moi ou les autres ?

Rapiéçage d’habits et étude subtile de l’esthétique. Les costumes proposés par Cosima Gadient et Christa Bosch dessillent, par leur beauté, les paupières. Vert clair, rose, noir brillant pour les vêtements, ajoutez à cela des chaussures dignes de la figure de jeu Super Sonic : Le spectacle ne débuterait-il pas avant tout avec des illusions d’optique pour le grand bonheur de toutes et tous, lassé·e·s parfois d’admirer un paysage simplement si routinier ? Petit à petit, l’impression d’être charmé·e·s grandit. Avec elle vient également le doute d’être berné·e·s par ces multiples figures bigarrées que les danseurs incarnent ; mais ils montrent également comment nourrir l’illusion – quel soulagement alors, ils sont avec et non contre leur public. Comment, par exemple, faire naitre sur scène la mélopée funeste des loups, avec un simple archet de violon. Ou faire grandir la peur de la dernière heure en ébrouant des grelots d’un coin à l’autre de la scène. C’est à se demander s’ils cherchent à être miroir pour reproduire les oh! et ah! ou s’ils cherchent à ériger une complicité inoubliable avec celles et ceux qui sont là pour eux.

Le rire rapproche, il distancie aussi. Ainsi va l’arlequin.

Laure-Elie Hoegen

Infos pratiques :

Fool’s Gold de Tobias Koch & Thibault Lac, du 4 au 7 octobre 2023 au Pavillon ADC.

Conception : Tobias Koch et Thibault Lac, en collaboration avec Stephen Thompson.

https://pavillon-adc.ch/spectacle/tobias-koch-thibault-lac-2023/

Photos : © Jelena Luise

Laure-Elie Hoegen

Nourrir l’imaginaire comme s’il était toujours avide de détours, de retournements, de connaissances. Voici ce qui nourrit Laure-Elie parallèlement à son parcours partagé entre germanistique, dramaturgie et pédagogie. Vite, croisons-nous et causons!

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