Les réverbères : arts vivants

Quatuor en clair-obscur

Avec Aria da Capo, Séverine Chavrier orchestre un théâtre de l’intime qui électrise la scène musicale classique autant qu’il l’interroge. Peut-on aimer un art qui vous malmène ?

Quatre jeunes musicien·ne·s – Adèle, Areski, Guilain, Victor – y explorent, entre confession et performance, les turbulences de l’adolescence, cette époque où l’être cherche sa note singulière et juste dans une partition instable sérieusement perturbée par la période Covid. La metteuse en scène, elle-même pianiste de formation, capte ici bien plus qu’un âge : une matière brute, en friction constante entre quête d’absolu, trivialité au présent et vertige de l’avenir.

Comme à son habitude (Ils nous ont oubliés, Absalon Absalon !), la metteure en scène privilégie une approche tant plasticienne que musicale et un temps épisodiquement méditatif comme suspendu. Le plateau est ainsi scandé de ballons suspendus qui libéreront bientôt des confettis, la neige cascade des cintres sur ce qui sera un cimetière fleuri des grands maîtres absents de la musique. Ne sont-ils pas égrenés sous la forme d’un quizz alphabétique par deux protagonistes de la pièce ? En projection sur grand écran de drive in barrant la scène, passe en boucle l’archive d’une sidérante performance de destruction de quatre pianos par des étudiants ovationnés en public. Un possible reflet du rapport ambivalent voire inconscient de ses jeunes musicien·n e s à leur instrument.

Orchestre cacochyme

La première image est saisissante. Quatre corps immobiles, vieillis par des masques en latex, figés dans une posture d’échec annoncé. Cet orchestre fantôme ne joue guère ou si peu, il attend – ou il hante. Dès les premiers instants, Aria da Capo[1] installe une tension dramaturgique entre l’héritage et la rébellion, la tradition et le refus. Une tension que la musique va amplifier, déconstruire voire épisodiquement sublimer.

Le spectacle s’appuie sur les récits et improvisations des jeunes interprètes, quatuor formé en complicité avec la metteuse en scène. Ensemble, ils et elles ont façonné cette pièce comme un journal de bord adolescent, où la musique – classique, pop, rap ou chanson française – devient à la fois fil rouge, exutoire et prétexte à l’introspection.

C’est avec insolence et intensité que ces désormais post-adolescent·e·s de par leurs âges parlent de leur quotidien de jeunes instrumentistes : les heures de répétition, la pression des concours, la discipline comme carcan autant que planche de salut à la dispersion et la dépression.

Crudité

Mais ici, le solfège cohabite avec les élans charnels, les provocations sexuelles très cash, les fantasmes néo-pornographiques et les doutes. Les garçons s’épanchent, parfois jusqu’à la crudité évoquant un gang bang imaginaire avec leur collègue féminine. Adèle, seule fille du groupe, incarne une contre-parole ferme, mordante, dégoûtée par un baiser non consenti sur la joue. Ce n’est pas un théâtre édifiant, encore moins moralisateur.

L’opus laisse au contraire surgir une parole raide, parfois dérangeante à l’ère de MeToo, toujours voulue brute. Sans oublier que les adolescents mâles passent bien plus de temps couchés à scroller frénétiquement notamment sur des sites X mainstream qu’avec leurs ami·e·s. Une langue à la syntaxe adolescente, nerveuse et heurtée, que la mise en scène refuse de lisser. Les parents ne sont pas à la fête, eux qui souvent mettent la main à la poche pour une formation au Conservatoire et au-delà.

Aria da Capo est aussi une chronique sur l’amitié masculine – ce territoire mouvant où la rivalité s’acoquine à la tendresse, où la complicité côtoie l’inhibition. On y parle de désir avec la même intensité que de Monteverdi, on y évoque Ravel comme un dieu inaccessible, Messiaen comme un délire synesthésique. On y joue aussi du Gainsbourg au piano. Les références musicales deviennent ici autant de métaphores de l’impossible dialogue entre l’exigence artistique et l’urgence de vivre.

Sous tension

Sur le plateau, deux grandes boîtes de verre structurent l’espace. Chambres vitrées, cocons ambivalents : elles protègent autant qu’elles surexposent. Comme notamment dans le Théâtre néo-documentaire du réel stylisé cher au Rimini Protokoll de Stefan Kaegi[2], les jeunes s’y filment avec leurs smartphones, se projettent en direct sur des écrans.

La vidéo devient prolongement de leur parole, outil de leur (dé)construction identitaire. Ce dispositif immersif ancre le spectacle dans une contemporanéité abrupte : celle d’une génération en quête de visibilité, pour qui « être vu » peut devenir une façon d’exister.

Loin du cliché du « prodige », Aria da Capo travaille donc sans angélisme. L’adolescence qu’elle met en scène est un état de tension permanente, un entre-deux acide, un territoire d’émotions à fleur de peau.

On y parle d’abus, aussi – à peine évoqués, mais suffisamment pour que le public perçoive les fractures que peuvent infliger certains mentors. Il est à relever ici que la question du harcèlement, de l’emprise et de la manipulation dans le domaine de la musique classique sont encore largement sous-évalués tant en France qu’en Suisse notamment.

Circularité

La question de la vocation affleure sans cesse : faut-il tout sacrifier à la musique ? Peut-on aimer un art qui vous malmène ? Et si la vie elle-même était un aria, ce chant pur et impossible que l’on répète inlassablement, sans jamais l’atteindre tout à fait ?

La structure du spectacle, circulaire, évoque les Variations Goldberg : un retour à l’origine, mais jamais identique. Comme l’adolescence, Aria da Capo est un recommencement constant, une boucle existentielle dont il faut apprendre à sortir. Ou non.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Aria da Capo, de Séverine Chavrier, Adèle Joulin, Guilain Desenclos et Areski Moreira, du 15 au 17 avril 2025 à la Comédie de Genève.

Mise en scène et son : Séverine Chavrier

Avec Adèle Joulin, Guilain Desenclos, Victor Gadin, Areski Moreira.

 https://www.comedie.ch/fr/aria-da-capo

Photos : © Alexandre Ah-Kye

[1] Une Aria da Capo est une forme musicale vocale de nature circulaire dans les opéras, cantates et oratorios des périodes baroque et classique, particulièrement aux 17 et 18ᵉ siècles.

[2] Stefan Kaegi, membre fondateur du collectif Rimini Protokoll, crée un théâtre qui brouille les frontières entre réalité et fiction. Son approche est essentiellement humaine, ancrée dans le quotidien, souvent avec des non-acteurs et non-actrices (des « expert e s du quotidien ») qui racontent leurs propres histoires.

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