Qui est-ce qui décide de ce qui est normal ou pas ?
Succès en Avignon en 2023 et en tournée en suisse en cette fin d’année 2024, nous découvrons Personne n’est ensemble sauf moi, avec joie et émotions, au Théâtre Am Stram Gram, un lieu qui résonne à merveille avec la pièce de par ses intentions : donner la parole aux enfants et aux adolescent·e·s. En effet, non seulement la pièce donne la parole, mais aussi l’espace, à des jeunes à l’aube de leur vie d’adulte, en situation de handicap invisible, afin de créer grâce à elleux, et pour tou·te·s, de nouveaux espaces de liberté.
Des espaces où penser
À l’entrée public, sur scène, l’éclairage pointe une construction en hémicycle composée de quatre marches, qui occupe tout l’espace. Et, avant même le noir salle, l’efficacité de la scénographie (Margot Clavières) nous invite déjà à imaginer. Cela ressemble à quelque chose des préaux d’école – témoins de trop de moqueries – mais cela a aussi un je-ne-sais-quoi d’antique où l’on s’imagine penser et philosopher ensemble. Ou alors une sorte d’arène, mais plus petite, et surtout qui n’enferme pas, un lieu qui permet aux corps de prendre l’espace et aux regards de se déployer, tout en protection et en ouverture.
Regarder
Et c’est bien par le regard que tout commence et que tout finit, cependant celui-ci ne sera plus tout à fait le même au moment des applaudissements. La pièce nous invite à réfléchir, entre autres, avec des figures mythologiques ou hagiographiques, sur la manière dont nos yeux peuvent nous tromper. Saint-Thomas faisait fausse route à toujours vouloir voir pour croire. La pièce vient souligner avec justesse qu’invisible ne veut jamais dire inexistant, et que derrière ce qui se dérobe à la vue, derrière tous les handicaps qui ne se voient pas, il y a des sensations, des ressentis, des expériences et des vies. Méduse est également invoquée pour nous murmurer que ce qui nous fait peur peut-être dans l’étrangeté de l’autre, c’est avant tout notre propre reflet. Toutes ces figures, mythiques, légendaires, fictives ou réelles, sont intelligemment utilisées tout au long de pièce pour tisser ensemble un espace culturel – une histoire – qui inclut celles et ceux qui d’ordinaire restent dans les marges. Et si le seul véritable mythe était la normalité ?
La trace d’un processus qui rassemble
Le processus de création a débuté en 2012 quand la conceptrice et metteuse en scène du projet, Clea Petrolesi, rencontre pour la première fois des jeunes en situation de handicap invisible. Les membres de sa compagnie, AMONINE (expression sicilienne qui signifie On y va !) ont travaillé en collaboration avec une centaine de jeunes. Le titre de la pièce est une trace de ces ateliers, l’exclamation d’un adolescent face à la difficulté de jouer une scène de groupe et qui, pour la metteuse en scène, capte quelque chose du vécu et du rapport au monde de ces jeunes.
Un espace pour se dire
Dans Personne n’est ensemble sauf moi, l’on parle de normalité, de fiction, de réalité, non pas pour créer des étiquettes enfermantes et opaques, mais plutôt pour oser questionner ces catégories, les rendre floues et nébuleuses. Ainsi, sur scène, se côtoient acteur·ice·s professionnel·le·s et non professionnel·le·s porteur·euse·s d’un handicap invisible, il n’est d’ailleurs jamais question de savoir qui est qui. L’espace du théâtre n’est plus un espace où l’on joue (mais on s’y amuse). Il devient le lieu où peut se déployer des vies et une parole d’ordinaire étouffée ; on découvre les vécus d’Aldric, Oussama, Clarisse et Léa sortant tout juste de l’adolescence. Iels partagent leur vie avec la maladie – leur épée de Damoclès devenue compagnon de route – ce qui les passionne ou ce qu’iels aiment – écouter de la musique fort dans sa chambre, les écluses, les sports qui n’impliquent pas d’être collectifs ou avec une balle – leurs peurs, leurs envies, leurs fragilités qui sont souvent également leur force.
Des notes électriques pour faire vaciller nos certitudes
Si la parole a évidemment son importance, une autre dimension est également une réussite : la musique (Noé Dollé). Les notes électriques en live sont partie prenante de ce qui se dit, de ce qui se joue. Elles portent non seulement les voix des acteur·ice·s, mais également leurs gestes et leur corps, elles viennent également se perdre sur la peau des spectateur·ice·s pour soulever ce qu’elle recèle d’émotion, jusqu’au bout des poils. Sans jamais être jugé, le public est toujours invité à venir tisser, avec la scène, de nouvelles histoires et de nouveaux regards, ensemble.
Charlotte Curchod
Infos pratiques :
Personne n’est ensemble sauf moi, de Clea Petrolesi, du 6 au 8 décembre au Théâtre Am Stram Gram, puis le 11 décembre à Cergy, le 13 décembre à Eaubonne, le 17 décembre à Aubergenville et le 19 décembre à Garges-lès-Gonesse.
Mise en scène :
Avec Lea Clin et Felix Omgba en alternance, Marine Déchelette et Floriane Royon en alternance, Guillaume Schmitt-Bailer et Kerwan Normant en alternance, Oussama Karfa, Noé Dollé. Et avec la participation de Noham Lopez, Aldric Letemplier, Félix Omgba, Côme Lemargue, Nils Pingeaut, Auguste Sow-Konan, Jean-Daniel Dupin.
https://www.amstramgram.ch/fr/programme/personne-nest-ensemble-sauf-moi
Photos : ©Emile Zeizig