« Giselle » en pointillés
Avec Giselle…, François Gremaud revisite le chef-d’œuvre romantique en le transformant en une conférence dansée portée par la danseuse Samantha van Wissen. Cette approche hybride intrigue par son intelligence et son humour. Elle oscille entre hommage dans la veine de Wikipédia et distance critique.
Avec Giselle…, François Gremaud, s’empare d’un monument du ballet romantique pour le réinventer à travers une conférence dansée portée par Samantha van Wissen. Ce second volet d’une trilogie consacrée aux grandes héroïnes tragiques des arts vivants – après Phèdre ! et avant Carmen. – s’attaque à une œuvre fondatrice, Giselle, tout en la revisitant sous un prisme résolument contemporain. Mais à trop vouloir expliquer et déconstruire, ce spectacle ne court-il pas le risque de se détourner de l’émotion universelle qui a fait la postérité de Giselle ?
Ballet comme récit
L’Opéra de Paris voit la création de Giselle en 1841 d’après le livret cosigné par Théophile Gautier et Henri de Saint-Georges et la chorégraphie de Jean Coralli et Jules Perrot. Voici l’archétype du ballet romantique alliant amour, trahison et rédemption dans un cadre surnaturel.
Le pitch ? Giselle, une candide paysanne, se trouve séduite et trahie par Albrecht, un noble déguisé en villageois. Ni une ni deux, la jeune femme succombe de chagrin en découvrant qu’il est déjà fiancé. Réincarnée en esprit parmi les Wilis, des fiancées mortes avant leurs noces, elle sauve Albrecht d’une mort annoncée, dépassant la vengeance pour lui offrir une rédemption. Le ballet a traversé les siècles, ses tutus blancs et entrechats aériens devenant les symboles d’une danse à la fois technique et narrative.
François Gremaud choisit ici de s’éloigner de cette imagerie classique pour s’intéresser à l’œuvre comme récit. Giselle… n’est pas une relecture scénique, mais une conférence dansée. Le storytelling très wikipédiesque se mêle aux gestes. Et le dépouillement scénique sert de toile de fond à une performance multidimensionnelle.
Samantha van Wissen, figure de la danse contemporaine ayant travaillé avec Anne Teresa de Keersmaeker et Thomas Hauert, est seule en scène, accompagnée d’un quatuor de musiciennes jouant une version réarrangée de la partition d’Adolphe Adam. Sur ce plateau nu, elle raconte et incarne Giselle, tissant des liens entre le texte, la danse et l’histoire.
Pédagogie et drame
Dès l’entame, la danseuse oratrice impose une présence désarmante dissertant d’abord mystérieusement sur la signification de son nom « Wissen » signifiant « effacer ». Des considérations qui ne s’éclaireront qu’à la toute fin de la pièce. Avec un humour de guingois et une décontraction bien préparée, elle guide le public à travers les méandres de l’histoire de Giselle.
Les anecdotes sur la genèse du ballet, ses créateurs tous masculins évidemment et ses grandes interprétations au fil des siècles abondent, conférant au spectacle une dimension pédagogique indéniable. Pour mémoire, Giselle se naufragera dans la folie tout en sauvant Albrecht. De là à faire du ballet romantique une forme de sublimation et de défaite sacrificielle du féminin, il n’y a qu’un pas.
Pourtant, cette pédagogie, si effervescente dans un premier temps, risque par instants de passer au second plan la portée dramatique de l’œuvre originale, voire ses réinterprétations contemporaines. Les digressions humoristiques et les paraphrases du livret, bien qu’habiles et parfois convenues, créent une distance avec le drame romantique et sa poésie.
Danse outil
Là où Giselle… captive par sa capacité à transcender le langage à travers le mouvement, Giselle… intellectualise cette dynamique. La danse, ici, est davantage un outil qu’un langage. Van Wissen mime les grands moments du ballet avec un mélange d’humour et de respect, mais son style contemporain, anguleux et ancré, contraste avec la légèreté et l’aérien qui caractérisent l’héroïne romantique.
Si certaines scènes, comme l’évocation des quadrilles des Wilis dans le deuxième acte, sont ingénieuses et drôles, elles manquent parfois d’ampleur émotionnelle. Le geste devient illustration avec une précision quasi cinématographique dans la description des mouvements, attitudes et situations, et non incarnation.
Etrangeté musicale
La musique, réarrangée par Luca Antignani et interprétée en direct par un ensemble remarquable mêlant violon, harpe, flûte et saxophone, contribue à ce sentiment d’étrangeté. Si elle enrichit le spectacle par sa texture contemporaine, elle efface en partie la charge affective de la partition originale. Adolphe Adam avait conçu une musique destinée à porter le spectateur dans une autre dimension, où l’amour et la mort dansent ensemble. Ici, la musique permet davantage de souligner le commentaire que d’affermir l’émotion.
Le spectacle se veut également une réflexion sur la mémoire et la transmission. François Gremaud interroge la manière dont nous nous souvenons d’une œuvre et dont elle se transforme à travers le prisme temporel. Cette démarche, pertinente sur le plan conceptuel, aboutit à une mise à distance de l’œuvre. Les multiples filtres appliqués – narration, humour, commentaire critique – enrichissent l’analyse, mais estompent parfois l’expérience émotionnelle.
Performance dansée et parlée
Il faut saluer la performance de Samantha van Wissen. À plus de cinquante ans, elle défie les conventions du ballet traditionnel en incarnant seule une œuvre qui mobilise habituellement une quarantaine d’interprète. Sa capacité à alterner les registres – de la narration humoristique à des moments de danse plus intenses – est remarquable.
Le dépouillement scénique, bien que volontaire, peut aussi jouer en défaveur de l’œuvre. Sans les costumes, les décors et les effets lumineux qui magnifient habituellement Giselle, il revient entièrement à la danseuse narratrice de remplir l’espace. Certains tableaux, comme la scène finale où Giselle sauve Albrecht, peuvent manquer de l’intensité visuelle et émotionnelle que le ballet offre si généreusement.
Variantes historiques
Depuis sa création, le ballet Giselle est devenu un jalon dans l’histoire de la danse contemporaine, influençant de nombreux chorégraphes désireux de développer un dialogue entre le patrimoine classique et les problématiques modernes. La version du ballet retenue comme référence à ce spectacle est celle de 1977 avec tutus, chaussons et toute la grammaire classique. Elle est signée de l’American Ballet Theatre avec Natalia Makarova dansant Giselle et Mikhaïl Baryschnikov doté d’un talent d’acteur à la présence inquiétante en Albrecht pour un ballet qu’il a dansé souvent. Il confie ainsi qu’ « un homme peut interpréter le rôle d’Albrecht à n’importe quel moment de sa vie. C’est un ballet qu’on ne clôt jamais. Il y a toujours une nouvelle histoire toute fraîche à raconter. C’est comme un bon texte de théâtre. » [1]1
De facto, le choix de cette version exclut des relectures contemporaines qui ont fait date. On songe d’abord à l’audacieuse et inventive Giselle du chorégraphe suédois Mats Ek pour le Cullberg Ballet en 1982. Fidèle à son style radical et théâtral, l’artiste a métamorphosé l’œuvre en une réflexion contemporaine sur la folie, l’amour et les inégalités sociales. Giselle n’est plus une paysanne naïve trahie par un noble. Mais une femme internée dans un asile psychiatrique, stigmatisée par une société qui ne lui pardonne pas d’aimer en dehors des normes. Les Wilis, esprits vengeurs dans la version originale, sont ici des infirmières psychorigides et oppressantes, emblématisant une institution coercitive. Au cœur de cette relecture, il y a le pouvoir destructeur des normes sociales.
Prenez aussi Creole Giselle (1984) par Frederic Franklin pour le Dance Theatre of Harlem transposant l’histoire en Louisiane dans les années 1840, intégrant des éléments afro-créoles et offrant une perspective singulière sur le ballet traditionnel. Pour l’English National Ballet, Akram Khan a réimaginé Giselle (2016) en la déclinant avec notre aujourd’hui. La pièce embrasse des thèmes tels que la migration et l’exploitation, tout en conservant l’essence tragique de l’histoire.
Giselle… est une proposition intellectuellement stimulante que l’on aimerait voir appliquée à d’autres œuvres du répertoire. François Gremaud et Samantha van Wissen réussissent à transformer un monument du ballet romantique en une expérience théâtrale contemporaine qui interroge les notions de transmission, de mémoire et d’interprétation. Mais le spectacle témoigne aussi d’un amour inconditionnel pour les arts vivants de la scène et leurs interprètes.
Frank Lebrun
Infos pratiques :
Giselle…, de François Gremaud, d’après Giselle, d’Adolphe Adem, Théophile Gautier et Henri de Saint-Georges, au Théâtre de Carouge, du 17 septembre au 21 décembre 2024.
Mise en scène : François Gremaud
Avec Samantha van Wissen
https://theatredecarouge.ch/spectacle/giselle/
Photos : © Dorothée Thébert Filliger
[1] Mikhaïl Baryshnikov: « Je suis un débutant avancé » par Rosita Boisseau, Le Monde, 31.07.2018. Publié aussi dans Le Temps.