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Quichotte : Salman Rushdie réinvente l’écriture

« À présent son seul espoir, tout son espoir, c’était que la femme qu’il aimait lui ouvrît ses bras et son cœur et alors l’amour, oui l’amour lui-même, exploserait dans son corps et lui rendrait son intégrité. » (p. 386)

Quichotte, le nouveau livre de Salman Rushdie, paru fin août chez Actes Sud, se présente comme un conte même si, en réalité, l’auteur use de plusieurs genres littéraires pour asseoir son dessein, à savoir « s’attaquer à la sous-culture abrutissante et destructrice de notre époque tout comme Cervantès en son temps, écrire sur l’amour obsessionnel, l’addiction aux opioïdes, les relations père-fils, frère-sœur, l’impossible pardon, l’immigration indienne, le racisme, les escrocs, les cyber espions, la science-fiction, l’entrelacement entre fiction et réalité, la mort de l’auteur, la fin du monde… en utilisant des éléments de parodie, de satire et de pastiche ». (p. 320)

Mais c’est encore un road-movie, l’ébauche d’un roman d’espionnage qui fleure bon le surnaturel, avec ses mises en abyme où l’on voit l’auteur à l’œuvre… Bref, un roman picaresque regorgeant d’épisodes décrits dans divers styles, afin d’englober ni plus ni moins que le monde dans sa globalité.

« Si des faits survenus dans le passé lointain conservaient toute leur fraîcheur, les souvenirs de la période intermédiaire de sa vie s’étaient mués en un fatras aléatoire où de vastes béances et autres lacunes avaient été comblées, comme par un entrepreneur peu soigneux sous l’effet de l’urgence, à coups de souvenirs fallacieux suscités par des choses qu’il pouvait avoir vues à la télévision. » (p. 17)

Pour Ismail Smile, visiteur médical, l’existence se confond avec ce qu’il voit à la télévision. Rien d’étonnant, donc, qu’il tombe amoureux d’une présentatrice télé (Miss Salma R.) et décide de la rejoindre à New York pour lui déclarer sa flamme. Pour l’accompagner dans cette « quête », Ismail, qui se rebaptise Quichotte, se crée un fils imaginaire, Sancho. Lequel devient réel… sauf que cette histoire ne l’est pas, réelle, seulement celle qu’écrit Brother, alias Sam DuChamp, auteur de polar qui se prend à faire un livre sérieux, dont le fils fraie avec les complotistes et qui aspire à se réconcilier avec sa sœur, avec qui il est brouillé depuis des années…

Mais tout ceci n’est qu’un jeu. Le narrateur joue avec le lecteur, infusant le vrai et le faux, tout comme Rushdie joue entre le réel supposé de sa narration et la fiction supposée de son personnage.

Création et récréation

Cela traduit la parfaite maîtrise dont fait preuve Salman Rushdie, tant de l’histoire que de l’écriture, la première par l’ajout, quasi à chaque page, d’informations anticipatoires ou rétrospectives ; la seconde par les différents niveaux de création, qui provoquent le vertige : un auteur (Rushdie) crée un personnage (Brother) qui, après avoir créé une œuvre sous pseudonyme (Sam DuChamp), invente un personnage (Ismail Smile), qui se crée un double (Quichotte) et un enfant (Sancho). Une imbrication qui renvoie à la notion même d’écriture et de création. C’est ce quelqu’un que cite Sancho et qui pourrait être Rushdie lui-même, qui d’autre ? « Quelqu’un qui le crée (Smile) de la même façon que lui m’a créé » (p. 103) dans une conception très borgésienne de l’écriture. Lui (Sancho) l’appelle Dieu mais Dieu, en littérature, n’est-il pas un synonyme d’écrivain ?

On le voit, si Quichotte, du fait de sa culture, n’a que des références télévisuelles (Ghostbusters, les séries et talk-shows…), ce qui procure un côté anecdotique à un roman qui ne l’est pas, les références de Rushdie sont, elles, hautement littéraires : La Montagne magique, La nuit des rois et, évidemment, Don Quichotte. Et l’auteur de citer aussi Arthur C. Clarke, qu’il remercie, Hans Christian Andersen qu’il convoque, ou Oscar Wilde (la vie imite l’art) lorsque l’histoire raconte l’intrigue du 7e polar de Sam DuChamp. Or, contre toute attente, la citation la plus probante est sans conteste Rhinocéros de Ionesco. On avait déjà lu des allusions à l’existentialisme sartrien (quand on est jeté au monde, on est condamné à être libre…), une accumulation de détails fantasmagoriques qui inscrivaient l’auteur dans la lignée du réalisme magique de Gabriel Garcia Márquez (Cent ans de solitude). Là, on lui découvre des affinités pour l’absurde. Dans une acception politique ? Les mastodontes qui terrorisent les habitants de Berenger seraient ainsi les Républicains butés, hostiles et ignorants qui refusent de voir la réalité en face… Et, au final, le chapitre 12 dans la petite ville du New Jersey est-elle une fantasmagorie ? Une parabole ?

Intertextualité

L’écriture, semble nous dire Rushdie, n’est pas seulement un réceptacle à toutes les frustrations de la vie d’un écrivain, mais sert aussi à l’expression de son inconscient. Ainsi, si Brother/DuChamp fait apparaître miraculeusement un fils à Quichotte, ce n’est pas parce que le sien est parti, mais parce que Sancho, sorti tout droit de l’inconscient de l’auteur, s’est imposé à lui (« Brother ne s’était pas attendu à ce qu’un fils imaginaire vînt à surgir sur la page », p. 245). De même, l’arrivée d’Evel Cent, le prophète de l’Apocalypse, renvoie à cette notion chère à Borges des personnages qui s’émancipent, vivent leur vie sur le papier et l’imposent à l’écrivain, qui prend ici une valeur psychanalytique. « Par moments, on eût dit que le monde entier entrait en résonance avec son œuvre en cours » (p. 325)… à moins que ce ne soit la distorsion de la réalité dont souffrent, à l’instar de Quichotte et Brother, nombre d’écrivains. Les chapitres concernant Brother apparaissent ainsi comme une analyse de texte de l’histoire de Quichotte, car les deux récits « obéissaient à une telle symétrie, que certains jours, lui, Brother, avait du mal à se rappeler quelle histoire était la sienne et quelle était celle de Quichotte ». (p. 246)

Jusqu’à en arriver à une inversion de l’ordre logique des choses. « Le monde que Brother avait inventé était devenu réel. (…) Son fils était devenu un être imaginaire (tandis que Sancho), à force de volonté, s’était rendu réel, vivant » (p. 259) écrit encore Rushdie. Et nous, béats d’admiration, on applaudit !

Bertrand Durovray

Référence : Salman Rushdie, Quichotte, Actes Sud, 2020. 430 pages.

Photos : © Bertrand Durovray

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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