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Quotidiens et destins, chez Paulette Éditrice

Chez Paulette Éditrice, on aime les pives. Littéralement. Avec un format de poche de 10 / 13cm, les pives de Paulette sont des textes brefs et piquants. Aujourd’hui, je vous en propose deux qui ne laissent pas indifférent.e.s, publiées en 2019 : Les couleurs grossières de Vincent Yersin et Dernier appel de Hugo Saint-Amant Lamy.

L’éparpillement d’un quotidien

« C’est J.D. qui vous a appelé pour vous annoncer la nouvelle. Vous êtes assis sur un tabouret, chez V., une voisine et copine de C., votre amoureuse. Vous devenez très pâle. Elles vous demandent ce qui se passe. Vous répondez que T. est mort, qu’il s’est pendu ce matin sur son balcon, que des huissiers – saleté de flics – étaient sur le point de le virer de son appartement, et que rien n’explique rien. Vous pleurez un peu. » (p. 22)

Qui est ce « vous » qui habite le texte de Vincent Yersin ? Lui-même ? Un autre (car je n’est-il pas un autre, comme l’écrit Rimbaud ?) ? La lectrice ou le lecteur auxquels il s’adresse ? L’énigmatique tonalité des Couleurs grossières empêche de trancher définitivement la question et, pour être honnête, ce n’est pas bien grave. À travers sa narration, Vincent Yersin mobilise en effet un « vous » qui s’adresse tant à lui-même qu’à la personne qui le lit, double découvrant un texte déroulé de l’autre côté des pages qui tournent…

Que raconte Les couleurs grossières ? Peu de choses – rien que l’essentiel. Vincent Yersin y met en scène l’éparpillement d’un quotidien au fil des souvenirs, au hasard des rencontres. Il évoque le lieu où est né ce « vous » inconnu : le village de B., qui semble frappé d’une malédiction tant le destin de celles et ceux qui y ont grandi paraît avoir basculé… Ce sont ces petits riens qui forment la vie du « vous » : l’agacement haineux devant toutes formes d’autorité, le souvenir d’une fête en plein air, les joints fumés à l’adolescence, le tri des livres de T. qui s’est pendu… ou encore, la fabrication artisanale d’un couteau dont le manche, finalement, se fend :

« Vous avez passé plusieurs heures, plusieurs jours à achever cet objet que vous hésitez maintenant à détruire, frustré par ce défaut. Il a fallu dégrossir le lopin, souder le traînard, forger la lame, l’émoudre, la tremper, la polir, penser au type de manche, choisir le bois – une branche d’églantier sauvage que votre ami P. vous a donné (F. avait sans doute bien raison de considérer que le bois devait être travaillé dans l’autre sens, perpendiculairement aux fibres, mais la largeur disponible n’était pas suffisante, défoncer une rainure avec une gouge dans la plaquette que vous avez dégagée du morceau, tailler une bague en os (plus-value esthétique issue d’un reste d’osso bucco), ajuster la soie, coller, placer avec peine les serre-joints, attendre, poncer, sculpter, huiler, affûter le tranchant sur la pierre, faire disparaître les micro-rayures du métal à la main avec un chiffon imbibé. Attendre encore. » (p. 15-16)

La scène est-elle formatrice – le couteau en métaphore existentielle ? Le texte nous enjoindrait-il à lire dans l’autre sens, métaphoriquement s’entend, pour comprendre ? Peut-être – mais la réponse se dérobe, pour s’engloutir dans une figuration intérieure balancée entre monologue (adressé) et soliloque (pour soi). Un texte déroutant, aux phrases souvent amples comme le flot d’une conscience qui entraîne avec elle – avalanche le long d’une pente.

Le retournement d’un quotidien

« Louise Nault attend l’aube, immobile. Elle ne sait plus depuis combien de temps ses yeux se perdent par la fenêtre opaque du salon. Les minutes passent au ralenti sur ce versant-là de la nuit. Elle essaie tant bien que mal d’aligner sa respiration fébrile sur cette lenteur. Mais tranquillement, inévitablement, l’heure du rendez-vous approche. Dans le message laissé sur sa boîte vocale, ils lui demandent de rappeler à 10h30 lundi. » (p. 7)

Tout autre est le propos de Hugo Saint-Amant Lamy, dans Dernier appel. Il se joue dans le huis-clos de l’appartement de Louise Nault, à Montréal. Artiste-photographe, Louise doit passer un coup de téléphone important : un appel à une fondation suisse qui met au concours une résidence. Elle a posé son dossier, on lui a demandé de rappeler à heure suisse – d’où le décalage horaire. L’affaire, apparemment, est simple. Sauf que…

… sauf que, évidemment, ça ne l’est pas. Coincée entre téléphone et stress qui monte, Louise se retrouve piégée face à son passé, au fur et à mesure que l’horloge tourne. La Suisse, Vevey – elle ignore si elle veut y retourner. Pourtant, le moment venu (10h30, heure suisse), elle décroche. Que veut-elle se prouver à elle-même, Louise ? Qu’elle peut suivre les espoirs que Walter Rovet, qui a dirigé son Master à l’Université de Montréal, a mis en elle ? Qu’elle n’a rien à redouter de son passé ? Qu’elle est une artiste qui compte ? Elle ne sait plus vraiment, Louise. Ce qu’elle sait, c’est qu’il y a un nom auquel elle ne veut pas, plus jamais, être confrontée : Bernard Cousin.

« En février, Walter lui avait dit qu’il voulait lui présenter quelqu’un. Un ancien collègue de doctorat, un dénommé Bernard Cousin, désormais galeriste à Lausanne. Walter était à Montréal depuis bientôt quinze ans, mais avait conservé un important réseau en Suisse, où il avait grandi, tenté une carrière de peintre, puis rédigé une thèse sur l’utilisation des matériaux dans le mouvement dada. Cousin était un chauve hyperactif qui portait toujours, et sans raison, un costume trois pièces juste un peu trop petit. » (p. 35)

Le hic, c’est que le dossier que Louis a envoyé à la fondation est incomplet : il lui faut la signature de Cousin pour attester d’une formation suivie à Vevey – cette formation, justement, qui explique que Louis hésite tant à retourner en Suisse.

Tout le paradoxe de Dernier appel de Hugo Saint-Amant Lamy, c’est d’être à la fois tendre et impitoyable avec son héroïne, de la laisser se débattre avec ce rendez-vous téléphonique qu’elle redoute et ce destin qu’elle ignore comment contrôler. Que veut vraiment Louise ? Peut-être, simplement, accepter et grandir – faire un choix pour avancer. Par touches discrètes, retours dans le passé et sauts dans le présent, l’auteur nous plonge dans les affres de Louise, jusqu’à révéler sans faux-semblant ce que Cousin lui a fait subir : une agression sexuelle, contre laquelle elle s’est heureusement défendue, mais qui a laissé des marques profondes.

Dernier appel n’est pas seulement un texte qui traite d’une agression. C’est d’abord un texte qui dit l’après d’une agression, ce que les actes et les mots non-consentis créent comme maux chez les victimes, ce qu’ils impliquent sur les choix qu’elles seront par la suite amenées à faire. Bernard Cousin, qui n’apparaît jamais autre part que dans les souvenirs de Louise, est un peu le meurtrier de ce huis-clos qui n’a rien d’une enquête policière – celui qui a tué, en Louise, la certitude d’être capable de choisir par et pour elle-même. Un texte à lire, à méditer et à aimer.

Magali Bossi

Références :

Vincent Yersin, Les couleurs grossières, Lausanne, Paulette Éditrice, 2019, 76p.

Hugo Saint-Amant Lamy, Dernier appel, Lausanne, Paulette Éditrice, 2019, 79p.

Photo : © Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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