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Raconter la vie, tragique, des autres

« Un peu au hasard, sans savoir où j’allais, j’ai commencé au printemps dernier à rassembler mes souvenirs du Sri Lanka, de là j’ai remis le nez dans mes notes sur Étienne, Patrice, Juliette et le droit à la consommation. J’ai repris ce livre trois ans après en avoir formé le projet, je l’achève trois ans après l’avoir abandonné. » (p. 322)

Emmanuel Carrère assiste à deux événements parmi les plus tragiques qui soient, à quelques mois d’intervalle seulement : la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari. Deux événements qui font écho à deux de ses plus grandes peurs dans la vie. Peu après, connaissant sa carrière d’écrivain, on lui commande un ouvrage qui raconterais ces deux histoires. Au fil des rencontres avec celles et ceux qui ont gravité autour des personnages qui peuplent ce livre, naît D’autres vies que la mienne, paru chez Folio en 2009.

« L’image que je garde aujourd’hui de la demi-heure passée avec eux est une image de film d’épouvante. Il y a nous, propres et nets, épargnés, et autour de nous le cercle des lépreux, des irradiés, des naufragés revenus à l’état sauvage. La veille encore ils étaient comme nous, nous étions comme eux, mais il leur est arrivé quelque chose qui ne nous est pas arrivé à nous et nous faisons maintenant partie de deux humanités séparées. » (p. 35)

Nous voilà revenus en 2004, en Thaïlande, avec cet impressionnant tsunami qui a emmené tant de vies. C’est le premier récit rapporté par Emmanuel Carrère : celui d’une famille, rencontrée là-bas, qui découvre avec horreur le décès de sa fille. Un traumatisme dont ils peineront à se remettre. Quelques mois plus tard, c’est la mort de Juliette, la sœur d’Hélène, compagne d’Emmanuel, qui surgira dans leur existence. Ces deux histoires de pertes sont reliées par l’auteur et les rencontres qui émaillent son ouvrage. En filigrane, c’est son histoire à lui qu’on retrouve, sa relation Hélène et comment, au bord de la rupture, ils ont trouvé la force de se retrouver et de redonner vie à leur amour. Une manière de dire que, même dans les heures les plus sombres, la lumière peut surgir ? Rien n’est moins sûr. Quoiqu’il en soit, Emmanuel Carrère aborde ici des thématiques dures, comme la mort, la maladie, la pauvreté… Le tout avec une extrême douceur. Sans nous épargner. Sans tomber dans le pathos non plus.

« Juste avant les vacances de Noël, elle avait eu une embolie pulmonaire, Hélène était inquiète mais la vague avait emporté cette inquiétude avec le reste de notre vie d’avant, depuis notre retour il n’en était plus question, et voilà, elle avait de nouveau un cancer. Du sein, cette fois, avec des métastases dans les poumons. » (p. 77)

Elle, c’est Juliette, la sœur d’Hélène donc. Son histoire, sa lutte contre le cancer, le difficile adieu qu’elle a dû faire à ses filles et à son mari, embraie rapidement sur l’histoire d’Étienne. Étienne, c’est un collègue de Juliette, devenu son ami, son confident, celui avec qui elle peut partager la douleur qu’elle ne se permet pas d’afficher devant Patrice, son époux. Étienne, comme elle, a fait des études de droit et est devenu juge. Comme, il est rescapé d’un cancer, et tous deux se déplacent à l’aide de béquilles depuis.

Le style d’Emmanuel Carrère oscille entre narration, discours indirect libre qui nous plonge en immersion totale dans l’histoire des personnages, et réflexions plus larges sur ce qu’il est en train d’écrire, ou ce qu’il a pensé sur le moment. Le tout donne un mélange qui fait de D’autres vies que la mienne un ouvrage unique, difficile à classer dans un genre littéraire.

« Nous marchions en silence, épuisés. Nous savions que bientôt nous serions allongés l’un près de l’autre, nos corps tendus se préparaient au repos. Nous nous sommes donné la main. Je me rappelle, ces jours-là, ma crainte enfantine qu’Hélène se détourne de moi, mais ce qu’elle se rappelle, elle, c’est que nous étions ensemble, vraiment ensemble. »

Malgré les thématiques abordées, c’est l’amour qu’on retient de ce livre, sous toutes ses formes : amour entre deux êtres, amour de ses enfants, amour de la vie, tout simplement. On ne retient finalement que les relations qui ont émaillé les vies de chacun·e des protagonistes, comment elles ont apporté la lumière dans leur existence. Rien n’est larmoyant, et pourtant tout est dit, sans épargner personne. Un ouvrage qui place l’humain au cœur de son propos.

« Un soir, tu te rappelles, nous sommes allés tous les quatre au théâtre, à Lyon. Juliette et toi, Nathalie et moi. On est arrivés les premiers, on vous attendait au foyer. On vous a vus entrer dans le hall, vous avez monté le grand escalier, toi la portant. Elle avait les bras autour de ton cou, elle souriait, et ce qui était beau, c’est qu’elle n’avait pas seulement l’air heureuse, mais fière, incroyablement fière, et toi aussi tu étais fier. Tout le monde vous regardait en s’écartant sur votre passage. C’était vraiment le chevalier qui portait la princesse. » (p. 319-320)

Fabien Imhof

Référence :

Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, Folio, 2009, 334p.

Photo : © Fabien Imhof

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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