Les réverbères : arts vivants

Récit polyphonique spontané au POCHE/GVE

Mathieu Bertholet casse les codes de la dramaturgie, en proposant une mise en scène « aléatoire » dans L’Homme qui apparaît au Quaternaire. Ou comment porter le roman de Max Frisch sur les planches, en faisant résonner les mots, dans un univers onirique à part.

En accueillant le public, Mathieu Bertholet annonce que le spectacle du soir sera, non pas improvisé, mais « spontané et aléatoire ». Le texte de Max Frisch sera ainsi entendu dans son entier, mais les mouvements des comédien·ne·s diffèrent chaque soir, au gré de leurs envies. Un pari audacieux qui attise la curiosité ! Lorsque les lumières s’éteignent, elles laissent place au bruit de la pluie et du tonnerre. On nous raconte ensuite l’histoire de Monsieur Geiser, un vieil homme qui perd la mémoire. Au fond de sa vallée bientôt noyée par les précipitations, il fait tout pour se raccrocher au peu qui lui reste. Extraits d’encyclopédies et habitudes du quotidien, il tente de maintenir ce qui peut encore l’être. Jusqu’à sa décision de partir, exaspéré par cette pluie incessante… avant de faire demi-tour. Dans sa vallée, il se questionne sur son identité, sur celles et ceux qui l’ont précédé, sur ce que vont devenir sa mémoire et sa maison. Un spectacle sur l’érosion, pour un récit romanesque porté par cinq voix.

Occuper l’espace

La mise en scène de Mathieu Bertholet joue sur l’originalité. Les cinq acteur·trice·s que sont Aurélien Gschwind, Fred Jacot-Guillarmod, Zacharie Jourdain, Céline Nidegger et Zoé Sjollema ne débutent ainsi pas sur la scène, mais bien sur les côtés du parterre. Le plateau, lui, est presque vide, seulement occupé par l’eau de la pluie qui s’abat. Les comédien·ne·s ne s’y rendront que par bribes, puis dans la toute dernière partie du spectacle. Comme Monsieur Geiser, nous voilà déboussolé·e·s, comme si les repaires que nous connaissons avaient disparus. Une manière d’entrer dans le récit avec une certaine empathie pour le personnage. Car, rappelons-le, il ne s’agit pas d’un texte de théâtre, mais bien d’un roman. Un roman dont l’histoire est d’ailleurs assez sombre. La mise en scène l’illustre bien, puisqu’à part quelques rais de lumière, la salle est plongée dans la pénombre. Les visages des acteur·trice·s sont ainsi peu visibles et l’on met parfois quelques secondes à comprendre qui parle et d’où provient la parole. Comme les échos de la vallée de Monsieur Geiser qui se réverbèrent sur les montages qui l’entourent.

 

L’obscurité se déploie également dans les gestes. Parfois explicites, ils font écho au récit, comme ce moment où les cinq comédien·ne·s marchent avec peine, à la manière de Monsieur Geiser qui grimpe en haut de la montagne. À d’autres moments, tout semble plus abstrait. La gestuelle n’illustre plus le propos. Est-on passé dans le monde du rêve, de l’onirisme ? Tout ne nous parvient pas et l’on est parfois déconcerté par ce qui se passe autour de nous, comme si les échos souhaités ne fonctionnaient pas toujours. Sans doute le risque de la spontanéité voulue dans cette mise en scène. Sans doute aussi que l’effet fonctionne différemment à chaque représentation. Quoiqu’il en soit, en choisissant de ne pas illustrer ce qui se passe dans le texte de manière concrète et explicite, la mise en scène de Mathieu Bertholet donne toute sa place au texte de Max Frisch.

Faire entendre le texte

Grâce au décor et à la gestuelle épurée, les mots résonnent. Si l’écriture de Max Frisch n’était à l’origine pas destinée au théâtre, elle n’en demeure pas moins lyrique pour autant. La prise en charge du récit par plusieurs fois permet de jouer sur les échos, la répétition et la diversité des intentions. Les mêmes mots, prononcés par une personne différente, semblent ainsi changer de sens par moments. Ce choix permet également de donner un certain rythme au texte, qui pourrait rapidement devenir monotone. S’alternent ainsi le récit de ce que fait Monsieur Geiser, les extraits d’encyclopédies qu’il consulte et ses questionnements intérieurs. Les liens ne sont pas toujours explicites et illustrent ainsi, avec une certaine poésie, l’érosion de la mémoire de l’homme. Et alors qu’il tente dans un premier temps de quitter sa vallée, il finit par y revenir, comme relié à quelque chose qu’il ne peut laisser derrière lui. On comprend alors mieux les fleurs scotchées sur les visages des comédien·ne·s qui, comme Monsieur Geiser, ne font plus qu’un avec cette nature. Quant aux morceaux de papier accrochés petit à petit au mur, ils pourraient aussi bien être des extraits de livres découpés par l’homme que des bribes de mémoire qu’il raccroche ensemble comme il peut.

 

Quand les souvenirs s’érodent, on se raccroche à ce qu’il nous reste. Comme Monsieur Geiser, tout en voulant quitter une situation impossible, on finit par s’ancrer de plus en plus à nos racines. D’où l’effet de chute présent dans la dernière partie : comme un retour brutal à ses derniers repaires…

Fabien Imhof

Infos pratiques :

L’homme apparaît au Quaternaire, de Max Frisch, dès le 28 janvier 2022 au répertoire du POCHE/GVE.

Mise en scène : Mathieu Bertholet

Avec Aurélien Gschwind, Fred Jacot-Guillarmod, Zacharie Jourdain, Céline Nidegger et Zoé Sjollema

https://poche—gve.ch/spectacle/lhomme-apparait-au-quaternaire

Photos : © Dorothée Thébert

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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