Reconstruire son passé
« Écrire, ça fait mal. On croit qu’on peut mettre au propre le brouillon de nos vies si on efface, reprend. Sam, ce brouillon, c’est la version définitive. Pas de bis : on ne recrée pas le passé. » (p. 66)
J’oublierai Sarajevo. C’est le titre donné à un ouvrage écrit en commun par Mirela Bera et Philippe Jeanloz. Depuis 2002, iels collaborent en faisant se rencontrer leurs deux langues maternelles, Mirela étant née à Sarajevo et Philippe à Lausanne. Cet ouvrage, donc, se présente sous la forme d’un récit fragmenté, tantôt narré à la première personne, tantôt à la troisième, principalement en français mais avec quelques bribes de bosniaque. L’histoire est morcelée, laconique, avec une écriture qu’on peut qualifier de poétique. La trame s’apparente ainsi à une succession de pensées éclatées, qui passent de l’une à l’autre sans véritable transition, avec toujours en fond les émotions du narrateur. À nous, lecteur·ice·s de reconstituer le récit à partir de ces bribes et des citations qui l’émaillent.
« Maman, il me faut te projeter dans des situations imaginaires. Les possibilités sont sans autres limites que celles que je trace. » (p. 39)
Ce narrateur, c’est Sam, un trentenaire en pleine rupture amoureuse, dont le père a été porté disparu à Sarajevo durant la guerre. Depuis, il est installé avec sa mère à Genève, ville dans laquelle il est arrivé enfant. Cette histoire, c’est une quête, celle qui consiste pour Sam à tenter de comprendre son passé, retrouver les liens avec ce père qu’il n’a que trop peu connu. Sa rupture amoureuse, alors que sa compagne lui reproche de ne pas s’impliquer suffisamment dans la relation, pourrait avoir un rapport avec son passé, pense-t-il. Alors, le récit fait souvent des allers-retours entre Genève et Sarajevo, à travers les souvenirs de Sam ou de sa mère, montrant les similitudes de deux situations pourtant incomparables. Sam entreprendra même un voyage en moto dans sa ville d’origine…
« Aujourd’hui, c’est une rincée sur l’alpe. Des heures, plein d’élan, j’écris. Les mots s’agencent spontanément. Le sens engage l’évidence. Je relis. » (p. 46)
Le genre de cet ouvrage est difficile à décrire précisément : est-ce une nouvelle ? un roman ? Sans doute un peu des deux, avec une part de poésie, voire de monologue introspectif. Quoiqu’il en soit, on se laisse porter par l’écriture minimaliste de cette fiction largement inspirée de faits et de personnages réels. La grande force de ce récit est sans doute son économie de mots, avec une histoire qui présente peu de détails, mais nous engage à créer des images mentales. À travers ses courts paragraphes, ses changements de décor sans transition, J’oublierai Sarajevo est un ouvrage très visuel, qui joue sur l’imaginaire et les émotions procurées par ce qui nous est raconté, plus que sur un fil narratif construit de manière précise. C’est ce qu’on retient de ce bref et très joli livre. A-t-on du plaisir à le lire ? Ce n’est sans doute pas le bon terme, car l’histoire qu’on en retire est dure, pleine d’embûches, et le personnage de Sam n’en ressort par forcément heureux. En revanche, c’est un récit qui nous porte avec ses mots, nous fait voyager entre la Suisse et la Bosnie-Herzégovine, à la découverte d’une autre culture, d’un passé qu’on ne connaît que trop peu par ici. Une forme de quête existentielle dans laquelle nous nous trouvons, malgré nous, embarqué·e·s et dans laquelle on a envie d’accompagner les protagonistes.
Fabien Imhof
Référence :
Mirela Bera et Philippe Jeanloz, J’oublierai Sarajevo, Éditions de l’Aire, 2022, 80 p.