« Reine de Palestine », Bérénice bombardée par la solitude
La « Bérénice » de Romeo Castellucci d’après Racine déconstruit le texte originel en dispersant les monologues et tirades de l’héroïne. Cette fragmentation rend la pièce moins comme une tragédie d’amour et de devoir, mais une critique du langage racinien. Le travail sur la voix par Isabelle Huppert impressionne autant que ses tenues de scène griffées par la Néerlandaise Iris Van Herpen.
Cette « Bérénice« est une manière de forer la voix d’Isabelle Huppert dans le rôle de l’héroïne racinienne – parfois vocodérisée, brouillée, autotunée – jusqu’à la quasi-aphasie finale de l’héroïne incarnée par Isabelle Huppert habillée par la styliste visionnaire Iris Van Herpen. Un travail moins radical que plasticien et dramaturgique, sonore et auditif. Ou comment réconcilier les aficionados et les passionnées de la Fashion Week parisienne avec le verbe racinien.
À l’origine, l’on a une tragédie légèrement somnolente, où il ne se passe pas grand-chose. De cette brume grippale immobilisant toute action, Bérénice, voici la fable : Après avoir caché leur relation amoureuse, la reine de Judée, Bérénice, est sur le point de se marier avec Titus, tout juste proclamé empereur de Rome. La mort récente de Vespasien, père de Titus, laisse présager que le mariage sera bientôt officialisé. Cependant, deux obstacles viennent assombrir cette union. Antiochus, roi de Comagène et fidèle ami de Titus, est épris de Bérénice et ne peut accepter leur amour.
En corps
De plus, les Romains s’opposent à cette alliance, refusant qu’une étrangère accède au trône impérial. La force de la pièce de Jean Racine réside dans le fait qu’elle place l’amour et le devoir politique au cœur de l’intrigue. Aucune action secondaire ni complot ne viennent ramifier l’histoire. Bref, Bérénice n’est pas Game of Thrones. C’est l’immobilisme même qui crée la tension tragique. Nul besoin de morts pour que le drame prenne tout son sens. Le drame est celui de Bérénice qu’Isabelle Huppert passe avec un phrasé et un souffle sans cesse retravaillé. De l’héroïne racinienne, l’actrice rend l’intensité amoureuse devenue désertification intime. Jusqu’aux larmes, par les incertitudes, les failles et faiblesses et cruauté parfois injuste de son personnage.
Un registre dans lequel l’actrice iconique a appris à exceller. Notamment chez le metteur en scène historique Bob Wilson et son Quartett en 2006. Sur une esthétique d’installation plasticienne à la James Turrell, on se remémore une chorégraphie de théâtre nô réglée au millimètre et qui ressurgit ponctuellement dans ce Bérénice. Le désir simultanément bestial et mental aussi. Il y a encore la gestuelle ultra-stylisée. Et tout un travail antipsychologique, transformant le texte en une partition sonore. Sauf qu’Isabelle Huppert en Bérénice résiste bien à un possible « phagocytage formaliste », le détourne et le subvertit, tout en lui restant fidèle. Elle n’est pas une figure maîtresse d’elle-même et le traduit bien par son phrasé.
Récital de postures
Les nappes phréatiques et atmosphériques signées Scott Gibbons démarrent par des grésillements vibrionnants. Elles accompagnent le défilement en projection sur un tulle des composants de l’anatomie humaine : oxygène (60 %), carbone (18 %), hydrogène (10 %) … La torpeur nous envahit face à ce teaser de notre organique humanité commune. Quand soudain un gong frappé par un maillet automatisé résonne longuement comme sorti d’un cabinet de curiosités. Ce n’est pas l’heure du souper, mais celle d’Isabelle Huppert en Bérénice.
Si Romeo Castelluci choisit de ne garder que la partition vocalisée de la Reine, les autres protagonistes ne se sont pas pour autant estompés du plateau. Episodiquement, Titus et sa couronne dorée de Galette des Rois et son presque-double Antiochus sont incarnés par un duo de performeurs danseurs. Ils se partage entre le Blanc au toupet médiéval peroxydé (Giovanni Manzo) et le Noir du Maure (Cheikh Kébé). Leurs deux silhouettes sont graciles, voire malingres, évoluant torses dénudés.
Toujours aussi ensorcelé par les tableaux vivants[1], le metteur en scène leur fait prendre des poses gestuelles et iconiques. Elles sont dérivées ici d’œuvres picturales classiques – mais aussi d’attitudes symétriques, sémaphoriques et anguleuses de trois quarts profil que l’on croirait parfois tirées du ballet L’Après-midi d’un Faune. Certaines de leurs tirades sont projetées en lettrages immenses et gothiques illisibles sur les tulles et voilages qui cernent le plateau. On est bien chez l’ami Romeo où « le-texte-doit-mourir-mais-pas-trop ». Ou disparaître pour mieux renaître.
Iris van Herpen, magique
Avec ses postures du répertoire sorties d’une muséographie de la tragédie expressionniste fin XIXe début XXe – Sarah Bernhardt, Doris Humphrey, Mary Wigman… – ce Bérénice offre d’abord à Isabelle Huppert de beaux paysages vestimentaires. Ils suivent parfaitement l’évolution psychologique du personnage de Bérénice au fil de la pièce. D’abord une robe en fine armure rosâtre au squelette de dentelle recomposée surmontée d’un médusant diadème. Suit notamment la robe de bure pour Bérénie en mendiante et prêtresse de l’amour perdu.
L’actrice est donc habillée par les médusantes fantasmagories griffées par la styliste prodige néerlandaise Iris Van Herpen. Ces créations dessinent un tombeau poétique et plasticien mallarméen à sa carrière d’actrice empreint d’un travail abyssal sur sa voix. Iris Van Herpen s’inspire de la nature, des sciences physiques et de l’art numérique. Pour imaginer des pièces en perpétuelle métamorphose. Ses robes, souvent en 3D, semblent vivantes, imitant les mouvements fluides de l’eau, les motifs fractals de la nature ou encore les structures moléculaires. Le clou plasticien du spectacle est aussi dû à la styliste. Une monumentale composition florale à base d’iris qui se dégonfle et s’éteint littéralement, rejoignant toute la douleur solitaire de l’héroïne.
La posture finale découvre Isabelle Huppert en pythie déchirant l’espace de son cri répété, horrifique et imprécateur à la Diamanda Galás, performeuse d’avant-garde, « Ne me regardez pas. » Si l’on tutoie alors une mise en abyme un brin convenue de son statut de star, ce commandement ne doit pas faire illusion. Une grande part du public n’est venue que pour ovationner son icône façon stand-up aux applaudissements métronomiques.
Énigmatique
À la sortie de Bérénice, l’on se souvient naturellement de la performance de la comédienne quasi immobile pour 4.48 Psychose de Sarah Kane, sous la baguette de ce maître un brin tyrannique du silence et de la lenteur que fut Claude Régy. Un équilibre délicat entre abstraction formelle et émotion que relevait haut la main Isabelle Huppert à La Comédie en 2002. Mais qu’en est-il plus de vingt après sous la direction du « poète de la matière » transalpin, Romeo Castellucci si attaché aux formes populaires, communautaires des arts scéniques et du théâtre que son vernis formaliste et stylisé de Teatrum Alchemicum ne fait qu’embrumer.
« Qu’est-ce que le metteur en scène a bien voulu dire ? », s’interroge, (é)perdue, une spectatrice décontenancée et troublée après la première suisse de la pièce. Dire d’abord que cet opus est jalousement fidèle à l’ADN d’une icône atemporelle prompte à se réinventer tout en restant fidèle à elle-même, Isabelle Huppert. Mais fidèle, il l’est tout autant à un metteur en scène, Romeo Castellucci, quasi-oublié en Suisse romande depuis plus d’une décennie.
Le démiurge reconduit ici son travail palimpseste sur la voix triturée, vocodérisée, parasitée voire in fine trouée par le silence et le traumatisme. Mais aussi son goût de poète de la matière pour les formes populaires et picturales des tableaux vivants. Ce penchant ne s’est jamais démenti depuis l’une de ses premières productions en 1999, Genesi. From the Museum of Sleep.
Aphasie et traumas
La mise en scène et en jeu semble parfaitement en symbiose avec le critique et sémiologue français Roland Barthes avançant que Bérénice est une tragédie de l’aphasie. L’on y assiste dans ses derniers vers au dépérissement d’une Princesse manquant littéralement d’air. Elle est comme percutée par la maladie d’Alzheimer ou un syndrome posttraumatique : la fluidité de vers désormais incroyablement décélérée, trouée de silence et d’hésitations à retrouver leurs chemins de sens. Son héroïne, jusqu’à son twist final de renoncement à celui qui jamais ne sera son amant, ne vit et se consume que pour et par son amour impossible tourné vers Titus, l’homme et non l’Empereur.
La concrétisation de ces dimensions de la tragédie se retrouve à la toute fin de la pièce. déroulant dans un ralenti extrême confinant à la fatrasie verbale les derniers vers de Bérénice imaginé par duo Castellucci-Huppert. Transposé phonétiquement, cela donne après une voix rengorgée de sanglots retenus : « …Je je jeee l’aime, je le le le ffffffffuiss; Ti….tuuuuuuus m’m’m’aime, il mmmme… quiiiiitte… ». Le tableau d’une femme s’effondrant sur elle-même telle une flamme qui s’éteint bouscule et bouleverse.
Face à cette langue naufragée, l’on se remémore le témoignage de ce diseur hors pair rescapé du camp de travail nazi de Mauthausen, Gérard Guillaumat. Il confiait n’avoir pu recouvrer les mots et leur rythme qu’après un long passage chez Charles Dullin. Le metteur en scène, acteur et pédagogue s’était déclaré d’emblée intéressé par un aspirant comédien mettant un temps quasi-infini à dire la tirade d’un classique dans une le bégaiement d’une oralité proférée par un rescapé de l’univers concentrationnaire. Dans Bérénice, La langue ne véhicule plus in fine que son impossibilité à dire, se dire et communiquer.
Panne
La lecture de Bérénice par le metteur en scène italien s’inscrit trait pour trait dans les intuitions de Roland Barthes évoquant le duo Bérénice-Titus : « leur survie à tous deux est comme une panne, le signe d’une expérience tragique qui échoue. Ce n’est pas que ces deux figures disjointes ne fassent des efforts désespérés pour atteindre au statut tragique : Titus fait tout son possible pour être amoureux, Bérénice mène une lutte acharnée pour dominer Titus, tous deux employant tour à tour les armes habituelles du héros tragique, le chantage à la mort; et si, pour finir, Titus fait prévaloir sa solution, c’est d’une façon honteuse; si Bérénice l’accepte, c’est au prix d’une illusion, celle de se croire aimée. »[2] Il s’agit donc bien de filer l’image d’une paralysie qui colonise la Reine de Palestine[3] et des mots qui souvent viennent à lui manquer.
Sauf que la paralysie n’est que partielle. Face au male gaze impérialiste avant la lettre de Titus, Bérénice dira en substance : « On se lève et on se casse ». Elle quitte donc l’Empereur. De là à dire que la tragédie racinienne marque à la fois défaite et l’émancipation du féminin…
Patrick Lebrun
Infos pratiques :
« Bérénice » de Romeo Castellucci, monologue librement inspiré de Bérénice de Jean Racine, du 5 au 10 octobre 2024 à La Comédie de Genève.
Mise en scène : Romeo Castellucci
Avec Isabelle Huppert
Et avec la participation de Cheikh Kébé, Giovanni Manzo
Et la présence de douze figurants romands : Aurélien Boillat, Lars Bernd, Pascal Gravat, Tony Iannone, Steeve Le Mercier, Igor Mamlenkov Borisov, Kieran Pavel, Ludovic Payet, Sébastien Peyrucq, Gilles Renaud, Frank Wolleb, Raphaël Zimmermann
https://www.comedie.ch/fr/berenice
Photos : ©Jean-Michel Blasco
[1] Cette pratique des tableaux vivant témoigne également chez Roméo Castellucci d’un goût notamment pour la théâtralité populaire aux États-Unis. Certaines fêtes comme celles de l’Indépendance voient se reconstituer des scènes-clés de l’histoire d’une communauté sous formes de tableaux vivants devant un public, des granges aux universités. Cela peut être le cas au sein des Amish en Pennsylvanie, dont s’inspirent entre autres les costumes de The Fours Seasons Restaurant du metteur en scène italien.
[2] Roland Barthes, Sur Racine. L’Homme racinien.
[3] Bérénice est chez Racine, « Reine de Palestine » ou « Reine juive de Judée ». La Judée d’hier n’est pas équivalente à la Palestine d’aujourd’hui, mais il y a un lien géographique. La Judée, région historique de l’Antiquité, était située dans ce qui en notre siècle une partie d’Israël et de la Cisjordanie. Elle a été une province de l’Empire romain, qui comprenait Jérusalem et ses environs, après avoir été un royaume indépendant. Aujourd’hui, la Palestine fait référence aux territoires palestiniens modernes, principalement la Cisjordanie et la bande de Gaza. Ces territoires sont sous occupation israélienne en grande partie et subissent ce que tout le monde sait. La Judée couvre donc une partie de ce que l’on appelle aujourd’hui la Cisjordanie, mais les frontières et les contextes historiques, politiques et culturels sont très différents de l’époque romaine.