Les réverbères : arts vivants

Reines du Réel : Faire naître le dialogue et l’émotion

Durant quatre soirées, Françoise Courvoisier et Denis Jutzeler ont permis au public des Amis musiquethéâtre de rencontrer et découvrir Nancy Huston et Grisélidis Réal à travers des portraits croisés. C’était Reines du Réel, un film-spectacle à voir dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.

Tout commence dans la pénombre de la scène. Sur l’écran est affiché le visage de Grisélidis Réal. Bien vite, elle laissera place aux images de Nancy Huston, la romancière d’origine canadienne, filmées par Denis Jutzeler. D’abord jouant un air de piano, puis s’exprimant sur son passé aux étranges ressemblances avec celui de Grisélidis. Le lien entre ces deux grandes figures féminines se crée et se développe petit à petit, grâce à la longue lettre adressée à Grisélidis par Nancy, mais aussi par la présence de Françoise Courvoisier sur la scène. La directrice des Amis entretient le dialogue, posant des questions à Nancy Huston sur l’écran, citant des textes de Grisélidis ou des extraits de la lettre. Avec elles, pas ces portraits interposés et les confessions de l’autrice, on (re)découvre Grisélidis Réal, cette prostituée devenue artiste, au passé tumultueux, mais méconnu. Deux grandes figures féminines, battantes et féministes, chacune à sa manière. De quoi nous faire faire un pas de côté et changer quelque peu de perspective.

Donner vie et sens aux mots

Reines du Réel, c’est d’abord un spectacle sur les mots. Sur la scène, le dispositif est simple et efficace : un écran, un micro et quelques livres et autres lettres que Françoise Courvoisier parcourt au fil du spectacle. Un dialogue s’installe, d’abord comme une interview, puis comme un véritable moment d’intimité, de confession. La comédienne crée le lien entre les mots de l’artiste disparue et ceux de celle qui n’est pas véritablement là physiquement. Ensemble, elle redonne vie aux mots de Grisélidis, les chantant scandant ses poèmes comme il se doit, avec toute l’émotion nécessaire. On parvient à en saisir le sens, du moins un sens qui nous appartient à nous, spectateur ou spectatrice. On découvre une artiste qu’on ne connaissait que trop peu, mais aussi une autre facette de Nancy Huston. On apprend ainsi tout ce que met l’autrice d’elle-même dans ses romans, créant des personnages pour extérioriser ses petites voix intérieures qui la travaillent tant. On découvre aussi, à travers sa lettre, une autre facette de la « putain au grand cœur » qu’était Grisélidis. Son rapport à la maladie – comme sa mère, elle était atteinte d’un cancer – est particulièrement bouleversant. Alors que son aïeule avait choisi de taire sa souffrance, elle s’en est, quant à elle, servie comme d’une force et a su rendre la maladie belle, à travers ses poèmes. Ou comment changer de perspective sur le monde, même dans les pires tourments. Voilà qui est bien inspirant !

Un spectacle engagé, mais pas moralisateur

Reines du Réel, c’est aussi un spectacle féministe. Il y est question, entre autres, de libération du corps, de lutter contre les injonctions et la domination patriarcale. Mais là aussi, tout est amené avec une grande douceur et un certain recul. Sans militantisme, Nancy Huston nous livre sa vision du féminisme. Elle n’enjoint personne à penser comme elle, mais se livre simplement, avec toute la sincérité qui la caractérise. Faisant écho aux mots de Grisélidis et à ses opinions, finalement plus proches des siennes que ce qu’elle ne pensait, elle fait preuve d’une grande empathie et d’une compréhension certaine envers celles qui pensent différemment ou les hommes. Loin de s’en faire des ennemis, elle parvient à saisir l’essence humaine : nous sommes, toutes et tous, ensemble. Et c’est ensemble, avec nos différences, nos points communs, nos forces et nos faiblesses, nos fragilités et nos parcours, que nous pouvons faire avancer les choses. À aucun moment il n’est question d’un combat, de luttes, de revendications véhémentes – si ce n’est lors du récit de la « Révolution des prostituées ». Au contraire, Nancy Huston et Grisélidis Réal, à travers ses mots, dégagent une grande douceur, difficile à décrire avec des mots.

Qu’on soit une femme, un homme, féministe ou non, plus ou moins sensible aux thématiques abordées, Reines du Réel a, j’en suis convaincu, fait surgir quelque chose en chacun·e de nous. Une émotion, une réflexion… On a toutes et tous pensé à une mère, une sœur, une amie, une amante, une personne proche ou non, une figure qui nous inspire. On aurait pu passer des heures à écouter Nancy Huston parler de sa vision du monde et de Grisélidis, à entendre les poèmes et autres écrits de cette dernière, les descriptions de ses peintures… Et tout cela reste en nous, le discours nous parvient, par petites bribes ou comme une claque en plein visage. Quoiqu’il en soit, on ressort avec l’envie de réfléchir différemment, de faire un pas de côté et d’envisager les choses d’une autre manière, qu’il s’agisse de grandes thématiques comme de petits détails de la vie. Et pour cela, on ne pouvait rêver meilleur biais que le théâtre des émotions.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Reines du Réel, de Françoise Courvoisier et Denis Jurtzeler, d’après Reine du Réel de Nancy Huston et des écrits de Grisélidis Réal, du 29 août au 1er septembre 2022 aux Amis musiquethéâtre, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.

Avec Nancy Huston (à l’écran) et Françoise Courvoisier (sur scène)

Photos : © Denis Jurtzeler (Nancy Huston) et © Francis Trauning (Grisélidis Réal)

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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