Retisser les liens du passé
« Une grosse boule me sèche la gorge. Je crois que j’ai envie de pleurer. Mais je ne peux plus, depuis la mort de maman, je ne peux plus. Le local du concierge, l’ambulance. Les souvenirs, les sensations me coupent le souffle, je dois m’arrêter. Je me parque devant le cimetière. Je reste dans la voiture, ouvre la fenêtre. Je m’entends respirer très fort. Je me demande si Raphaël est également enterré ici. » (p. 51)
Les Fils, ce sont Cédric et Raphaël. Cédric Faure est le narrateur de cette histoire. PDG d’une entreprise, il est marié avec Tatiana, une ancienne mannequin. Ensemble, iels sont les parents de Solène. À ses côtés, il y a aussi Maria, sa plus proche collaboratrice et maîtresse. Tout semble donc bien aller pour lui. Mais, car il y a un mais, il y a aussi Raphaël Cornuz dans l’histoire. Fils d’Odile Cornuz, une ancienne prostituée, il est l’homme à tout faire de l’entreprise de Cédric – ou plutôt était, car il vient de mettre fin à ses jours dans les locaux de l’entreprise. Dans la première partie de ce roman de Lolvé Tillmanns, on assiste aux rencontres entre Odile et Cédric, qui se fait passer pour un psychologue et écoute l’histoire de la mère du défunt. La seconde partie se consacre aux retrouvailles entre Cédric et sa sœur Nathalie, avec laquelle il va retracer les liens avec sa mère, qu’il a sans doute idéalisée, et avec ce père qu’il a peut-être un peu diabolisé…
« Raphaël s’est foutu en l’air ici, dans mon entreprise. Son corps pendouille trois étages plus bas. J’ai la nausée. J’aimerais de la pluie, des torrents de pluie, mais le soleil d’automne me rentre obstinément dans les yeux. Saloperie de baie vitrée. Je ne vois rien, ne comprends rien. Suis-je heureux de cette joie malsaine que procure la vengeance ? » (p. 13)
Le suicide de Raphaël est donc le déclencheur de toute cette histoire. Les Fils deviennent alors ceux du passé, qu’il faut retisser. Raphaël a persécuté Cédric durant toute leur enfance. Mais au fil des discussions avec Odile, on prend conscience que le portrait que s’était fait le narrateur n’est peut-être pas aussi manichéen qu’il n’y paraissait. La complexité de l’histoire de son bourreau remet tout en question. La dynamique sera d’ailleurs la même lors des conversations avec sa sœur au sujet de leurs parents et la vision qu’il s’en faisait est sans doute quelque peu faussée par les événements. « La mémoire est une fiction », dit la citation liminaire du roman. Toute l’histoire développée dans Les Fils nous le rappelle : les souvenirs ne correspondent pas toujours à la réalité, loin de là. Et l’on a souvent tendance, comme Cédric, à idéaliser ou à noircir le passé. Peut-être est-ce parfois plus facile de voir les choses de manière manichéenne, que de chercher à comprendre toutes les nuances causées par le contexte ?
« – La seule limite, c’est la mort, Cédric. C’est ça la différence entre prendre un truc sympa pour faire la fête et prendre un truc parce que la vie est insupportable. Après les quantités, c’est qu’une question d’étapes et de vitesse. J’sais bien que si je continue sur ma pente, j’en mourrai, gentiment, mais sûrement. Raphaël, il y allait beaucoup plus fort et plus vite, mais le principe, ça reste le même. J’suis pas dans le déni. La morale, ça sert à rien, faut trouver une raison pour plus avoir envie de crever. C’est ça qui faut pour s’arrêter. » (p. 88)
La narration à la première personne est entrecoupée de nombreux dialogues, qui permettent de donner un peu plus de couleur au point de vue de Cédric, bien souvent monochrome. Les dialogues retranscrivent d’ailleurs bien l’oralité des personnages, avec leurs tics de langage et leur manière de parler. Ce choix opéré par Lolvé Tillmanns donne une dimension très vraisemblable à ses protagonistes, qui semblent faire preuve d’une grande sincérité. On est en immersion totale dans leur univers, et on y croit ! L’empathie naît alors, car on entend leurs voix en les imaginant, visualisant ces êtres marqués par la vie et la mort qui les entoure. Les réflexions personnelles de Cédric aident d’ailleurs à comprendre tout le contexte, à voir aussi comment il évolue et comment le fil de sa vie finit par lui échapper.
« – Maman… je suis désolé de venir aussi tard. Même si je t’ai pas rendu visite, j’ai jamais cessé de penser à toi, tu sais. Et il y a un beau portrait de toi sur la cheminée. Foutaises, j’aimerais ne jamais penser à toi, ça fait trop mal. J’ai vu Nathalie. On est plus du même milieu, elle est secrétaire et son mari commercial, alors que moi, je suis PDG de ma propre boîte, c’est difficile de se trouver des choses en commun. Et elle veut tout le temps parler du vieux. Je suis perdu, maman. » (p. 122)
Les Fils résonne donc comme une invitation à aller chercher plus loin, au-delà des apparences, tenter de comprendre sans se fier aux premières impressions. Pour autant, ce roman est loin de présenter une vision naïve qui conduirait au pardon sans condition. Avec l’écriture de Lolvé Tillmanns, on plonge au cœur de l’âme humaine, avec tout le mal que peuvent faire un contexte familial compliqué, des addictions, les erreurs du passé… La vision du bourreau est aussi renversée, et il peut tout à fait être en réalité une victime – ou le devenir. Les personnages sont vrais, avec toutes leurs failles et les casseroles qu’ils traînent. Loin de les idéaliser et d’en faire des héros, Lolvé Tillmanns nous présente des êtres humains, auxquels on peut s’identifier et entrer en totale empathie.
« Pute. Raphaël. Odile. C’est à lui que vient s’accoler ce sale mot, ou à moi, mais pas à elle. Tout ce qu’elle me raconte reste abstrait. Je ne l’imagine pas. La seule réalité, c’est celle du vin que nous buvons, des petites choses que nous grignotons, ensemble tous les mardis après-midi. Dans la voiture, je pense que je ne devrais plus revenir la voir. Mais je sais bien que je serai pile à l’heure la semaine prochaine. » (p. 60)
Fabien Imhof
Référence :
Lolvé Tillmanns, Les Fils, Éditions Cousu Mouche, 2016, 146 p.
Photo : © Fabien Imhof