La fontaine : diversLa fontaine : musiqueLes réverbères : arts vivants

Rodolphe Burger : Le temps des poètes

Aux Aubes musicales des Bains des Pâquis, sur fond de blues rock électro et atmosphérique, le chanteur et guitariste Rodolphe Burger en duo avec le batteur Christophe Calpini distille les mots des écrivains et poètes aimés. Un rock lettré, vibratile et sensoriel.

On retrouve les lignes de son ami écrivain, poète et cinéaste disparu l’été dernier, Pierre Alfieri, qui fut son parolier au long cours. Elles invitent à voir le monde avec des yeux neufs. Et à redécouvrir la beauté des détails cachés. L’ex-leader du groupe français de rock expérimental, jazz, électro et post-punk Kat Onoma, Rodolphe Burger, est un artificier de la fusion des genres, infuse une échappée belle, musicale et littéraire, où chaque note résonne d’une sensibilité rare.

À sortir en novembre prochain, Avalanche n’est pas seulement un LP rehaussé dans d’autres concerts d’une variante en ciné-album, mais une expérience sensorielle où le temps semble suspendre son cours. Et le silence, l’écoute retrouver leur raison d’être. « Écoute./Le temps passe. Rapproche-toi… », souffle Rodolphe Burger à potron-minet aux Bains des Pâquis pendant que les baigneuses de l’aube fendent doucement la surface lacustre. Dans leur sillage ondulant, les rythmes et clusters mélodiques du percussionniste et batteur vaudois Christophe Calpini s’entrelacent comme lierre aux mots, favorisant une atmosphère intime et épique. La réalisation s’imprègne d’une finesse électro ciselée en nappes phréatiques ondulatoires et répétitives, conjuguée à une poésie naviguant du concret à l’abstrait.

Dylan Thomas

« Le temps passe. Écoute./Le temps passe. Rapproche-toi…/Toi seul peux entendre et voir, derrière les yeux des dormeurs,/les mouvements et les pays et les labyrinthes/et les couleurs et les constellations et les arcs-en-ciel/et les airs de chansons et les désirs et les envolées/et les chutes et les désespoirs et les mers immenses de leurs songes… » À l’entame du set, se tient un poème du Gallois tourmenté, Dylan Thomas. Pour lui, l’aube est moment de poésie pure, instant où le langage rejoint une intensité incantatoire.

La musicalité de ses vers, l’allitération et l’assonance, suggèrent l’impression d’un chant. Il allie l’épiphanie à la lamentation, la joie à la désespérance. Sa diction, archaïque et dense, accentue une essence musicale, conférant à ses poèmes une aura chantante unique. « Ce texte extraordinaire, « Au bois lacté », a été prompt à déclencher des vocations littéraires et poétiques notamment aux États-Unis, où son influence fut pérenne et majeure. Dylan Thomas y développe un regard surplombant quasi de drone avant l’heure sur le paysage et des existences parfois étriquées », relève en entretien sur la jetée des Bains des Pâquis, Rodolphe Burger.

Mémoire et mélodie

Pour l’histoire, même si le dessein initial de Kat Onama (1980-2014) n’était pas de se labelliser « rock poétique », les plumes conviées pour les partitions des chansons sont celles de l’éditeur français de référence P.O.L. : Thomas Lago (pseudonyme de Pierre Alferi), Olivier Cadiot et Anne Portugal. Sans oublier le poète de l’inachevé et de l’éphémère tout en nuances subtiles de sentiment et de pensée, Jack Spicer, chantre de l’utopie communautaire centrale à toute véritable tâche d’écriture. Burger en est, à sa manière, l’héritier dans l’esprit, multipliant les collaborations, notamment à la guitare – Rachid Taha, David Thomas (Pere Ubu), le trompettiste helvétique Erik Truffaz, le saxophoniste danois John Tchicai, Ben Sidran des musiciens traditionnels ouzbeks parmi d’autres. « On n’a pas envie de se couler le modèle anglo-saxon de la relation texte/musique. Ce n’est pas non plus la chanson française qui fait modèle pour nous. Ce qui est intéressant, c’est de faire sonner un texte qui au départ n’était pas du tout prévu pour ça. Il devient un ingrédient dans un processus global, avec des sons, des choses jouées. Et à un moment donné, quelque chose coagule. Je trouve plus intéressant d’essayer de faire ça à partir d’ingrédients littéraires forts, très singuliers », confiait l’artiste à France Culture.[1]

L’ombre bienveillante de Pierre Alferi, poète décédé en 2023, plane sur ce nouvel opus. Deux de ses textes viennent habiter l’album, témoignant de la complicité artistique et amicale qui liait les deux hommes. Cette communion littéraire se manifeste aussi à travers des collaborations avec d’autres figures tutélaires telles que Georg Büchner, Dylan Thomas, R. D. Laing et Conrad Aiken, dont les œuvres rehaussent les interprétations de Burger d’une profondeur textuelle remarquable.

Alfieri, parolier d’élection

Jusque dans son titre, Avalanche est tout entier dédié à la mémoire de Pierre Alfieri. Dès leurs débuts respectifs, Rodolphe Burger et Pierre Alferi[2] ont collaboré dans les domaines de la musique et de l’écriture. Cinéphile impénitent, écrivain, poète et cinéaste, Pierre Alferi, sous le pseudonyme Thomas Lago, a été le principal parolier du groupe Kat Onoma de Rodolphe Burger tout au long des années 1990. Lorsque Alferi a publié son roman fleuve Le Cinéma des familles, il se tourne vers Rodolphe Burger pour créer la musique des films parlant et des poèmes sonores – Parle-moi et Grand écart –, ainsi que pour les premiers cinépoèmes. Les films parlants sont des scènes de cinéma revisitées à travers les souvenirs et les rêves, élevées au rang de fantasmes. Quant à eux, les cinépoèmes sont des textes destinés à l’écran proposant des modes d’apparition et de lecture en étroite collaboration avec la musique.

Pierre Alferi cite souvent l’écrivain genevois Charles-Albert Cingria, appréciant son art unique de la fantaxe – une combinaison de fantaisie et de syntaxe – qui ajoute une qualité rare à l’écriture. Cette approche dynamique de Cingria est pour Alferi un modèle de réflexion et d’écriture. L’observation minutieuse et le déplacement du point de vue deviennent ainsi des embrayeurs d’analyse. « Avalanche est l’ultime poème écrit par Pierre Alferi. À l’origine, il n’était absolument pas prévu qu’il figure sur l’album. Je ne suis d’ailleurs pas certain de comprendre complètement ce poème magnifique. Au final, une cinquantaine de chansons et parfois des textes que je lui empruntais. Partant, je lui ai proposé de réaliser cette version à deux voix du titre, « Avalanche ». Un mois avant sa mort, il a accepté d’associer chaque chanson à une séquence de film, étant un passionné de cinéma, dont il avait une mémoire intégrale. Il a donc suggéré des séquences de films essentiellement américains pour chaque morceau. Ces extraits sont montés par Cynthia Delbart », détaille Rodolphe Burger.

Dialoguer avec la voix off d’un mort, douce, hésitante est un exercice périlleux auquel s’adonne maintenant l’artiste. En choralité, l’oreille retient ces lignes qui distendent les temporalités, et font le constat d’une grande acuité au cœur de notre sixième extinction de masse. Celle de l’impossibilité ici de faire du surplace, là d’avancer – une interprétation parmi une myriade d’autres : « … les vitesses ne s’accordant plus/avancer ni tenir en place/n’est possible ni pensable/une décennie passe/à la fenêtre ses morts… »[3]

De Büchner à Bashung

Les spectres d’Alain Bashung avec lequel ont collaboré tant Burger que Calpini et d’autres esprits disparus se retrouvent également dans les compositions, tissant un fil invisible mais puissant entre le jadis et l’aujourd’hui. Le compagnonnage artistique avec Bashung fut pour Burger établi en Alsace une étape charnière, marquant le début d’une amitié et d’une coopération fructueuses avec Calpini. Ensemble, ils ont déjà concocté l’album Good (2016), où résonnait la voix de Büchner à travers des extraits de Lenz, œuvre fétiche de Burger. « C’est effectivement une passion au long cours pour cette nouvelle incroyable. Elle décrit chronologiquement la folie d’un auteur, le poète Jakob Michael Reinhold Lenz à son domicile de Waldersbach, dans les Vosges, du 20 janvier au 8 février 1778 », avance l’artiste en entretien.

Pour la chanson, les phrases de Georg Büchner se révèlent brèves. Fréquemment en ellipses, elles tendent à dissoudre nombre de formes narratives. « Le passage retenu en forme de paysage et qui se retrouvera dans une nouvelle version pour la troisième fois dans un album me semble particulièrement intense. Ce que connaît alors Lenz est à la fois une crise psychologique et de foi, tandis que l’athéisme prend soudain racine en lui. Il est aussi un moment déchirant, son dialogue avec Oberlin, où sa voix hurle, étant en réalité le silence. »

Avalanche s’est construit pas à pas, chaque morceau naissant d’un échange organique entre la Suisse et l’Alsace. Blaise Caillet, initiateur du projet, a su imaginer la voix de Burger sur des instrumentaux bruts, et de cette vision est né le morceau L’Inattendu. De là, un mouvement irrépressible s’est enclenché, chaque composition s’imbriquant naturellement dans l’ensemble. En parallèle, l’album s’accompagne de vidéos réalisées par Cynthia Delbart, associant chaque piste sonore à une référence cinématographique, offrant ainsi une double expérience visuelle et auditive.

En final de set, une reprise douce-amère en italien de Fabio Concato en hommage à Dean Martin (A Dean Martin), apporte une touche légère et mélodieuse, « sucrée » selon le chanteur en public à ce moment d’exception. Chaque set de Rodolphe Burger est une occasion précieuse de plonger dans un univers poétique et sonore singulier, reflet d’une carrière dédiée à l’exploration et à la réinvention perpétuelle à travers le spoken word ou parlé-chanté qu’affectionnait tant Alain Bashung.

Patrick Lebrun

Le concert de Rodolphe Burger en duo avec Christophe Calpini a eu lieu le 23 juillet dans le cadre des Aubes Musicales aux Bains des Pâquis.

Site de l’artiste

Photos : © Patrick Lebrun

[1] www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/kat-onoma-rock-et-poesie-1970252

[2] Pierre Alferi est notamment l’auteur de Le Cinéma des familles, sidérante épopée de la langue traversée de syntaxe malmenée, foisonnement lexical inventif et extraits de scénarios. ndr.

[3] Le texte est publié en 2022 par Yvon Lambert galeriste, mécène puis bibliophile qui a ouvert il y a 24 ans la Collection Lambert, l’un des lieux les plus emblématiques dédié à l’art contemporain. https://www.yvon-lambert.com/products/locus-solus-xix-pierre-alferi

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *