Salomé ou la perversion d’une jeune femme perturbée
Du 22 janvier au 2 février, le Grand Théâtre de Genève accueille Salomé, opéra de Richard Strauss écrit en 1905. La dernière production de cette œuvre majeure au GTG date de 2008-2009, c’est dire si les mélomanes s’en réjouissaient.
Mis en scène par Kornél Mundruczó, l’OSR est dirigé par le chef finlandais Jukka-Pekka Sarastre. Ce dernier compte aujourd’hui parmi les chefs les plus recherchés. Réputé pour sa profondeur musicale, il livre avec l’OSR une Salomé dans toute sa complexité orchestrale.
Le rideau se lève et l’action est déjà là. Exit les palais des mille-et-une nuits et les décors orientalisants, Salomé a quitté les rives du Jourdain pour s’affaler sur les banquettes blanches cossues d’un bar seventies chic et choc. La skyline de New York se profile derrière une grande baie vitrée. Nous sommes chez les ultra- riches dans l’antre du tétrarque Hérodes.
Les serveuses vont et viennent (un peu trop), vêtues de robes blanches très courtes, perchées sur des chaussures trop hautes.
Narraboth, le fiancé de Salomé (magnifique Olesya Golovneva), se pâme devant sa beauté. La jeune fille concernée, elle, est perdue dans ses casques sans fil et semble être tout à fait absente à ce qui se passe autour d’elle. Gosse de riche, on la sent vaguement désœuvrée jusqu’à ce qu’elle demande subitement à voir le prisonnier Jochanaan (Gábor Bretz), emprisonné au fond d’un puits pour avoir proféré des reproches et des menaces à l’encontre du tétrarque et de sa femme. Bien qu’on lui résiste, elle arrive à ses fins et finira par déclarer un feu très sensuel à Jochanaan. Ce dernier — avec son sweat grisaille et ses cheveux long gris — qui tient plus du SDF que d’un saint, la rejette ressassant une morale ennuyeuse comme la mort, faite de prédications et de reproches à l’adresse de sa mère Hérodias qui change trop souvent de mari à son goût. À chaque refus du saint, Salomé, que la blancheur extrême du corps de ce dernier met dans tous ses états, repart dans le même délire idolâtre. Elle le désire et le lui fait comprendre. Il est difficile aujourd’hui de ne pas voir dans ce désir un Œdipe freudien dont les théories psychanalytiques sont contemporaines de l’œuvre. Salomé est élevée par son beau-père, un homme riche, puissant, pervers et dévoyé dont les sentiments à son égard sont loin d’être paternels. Jochanaan lui apparaît en négatif de son beau-père. Elle est subjuguée par cette image masculine à la morale inflexible. Seulement voilà, Jochanaan ne veut rien savoir de l’amour charnel. La morale et la religion sont ses seuls guides. Devant cet homme qui résiste à ses avances et qui la méprise, Salomé est anéantie, le pouvoir de sa féminité et des mots n’opère pas. Elle est déterminée à lui faire perdre la tête coûte que coûte. Et c’est sa tête qu’elle finira par demander sur un plateau !
Si la Salomé de Wilde est sulfureuse, le fait d’avoir placé l’action si proche de nous, nous en donne encore une autre lecture. Si les transpositions et les décontextualisations ne sont pas — et de loin— toujours heureuses, Kornél Mundruczó parvient, lui, à nous rapprocher de Salomé et fait de cette histoire de l’ancien testament — plus tard reprise dans la Légende dorée — une histoire presque d’aujourd’hui. Il fait de Salomé une jeune fille désabusée, explicitement volage, capricieuse, répondant par une névrose violente aux événements de sa jeune vie perturbée. Dans ce bar luxueux on ne lésine pas sur l’alcool, la drogue et le sexe. Salomé, elle, semble évoluer très naturellement dans cette fête luxurieuse où elle finira par se faire violer par son beau-père après la fameuse « danse des sept voiles » qui se termine ici par une succession de mouvements désarticulés.
Mais c’est sans doute la scène finale qui soulève le public de surprise et d’effroi. Une gigantesque tête décapitée d’un réalisme confondant apparaît petit à petit dans une mi-ombre sur la scène vide. Et point sur les i, Salomé se démultiplie en sept avatars qui caressent, embrassent et se lovent dans tous les orifices de ce visage bleui par la mort. Vision saisissante s’il en est !
Le rôle est extrêmement exigeant pour la soprano qui ne quitte jamais la scène et dont les qualités vocales doivent être multiples. L’exercice est dangereux pour la voix si une technique de fer n’est pas au rendez-vous. Pari partiellement tenu par Olesya Golovneva pour qui c’était une prise de rôle. Faiblesse technique ou puissance de l’orchestre, les médiums et les graves sont par moments à peine audibles. Hérodes, John Daszak, occupe la scène avec autorité et une belle présence vocale, mais malheureusement des aigus difficiles par endroits. Quant à Jochanaan, très beau baryton, prisonnier d’un ascenseur, il devra chanter la moitié du rôle dans cet habitacle. Une trouvaille pertinente d’un point de vue de la mise en scène mais que dire pour ce qui est de la prestation d’un chanteur …
Richard Strauss trouvait le texte d’Oscar Wilde difficile à mettre en musique et souhaitait un livret dépouillé. C’est justement ce livret dépouillé qui donne une force particulière au texte. L’orchestre, de son côté, alimente et met en exergue les sentiments des protagonistes avec passion et contrastes : « La lutte entre la parole et le son a été dès le début le grand problème de ma vie et s’est terminée dans Capriccio par un point d’interrogation ! »[1] Dans Salomé, l’orchestre ne commente, ni ne souligne le livret, il raconte au même titre que la voix.
Salomé a beaucoup inspiré la littérature dite décadente de la fin du XIXème. L’histoire variant selon les sources, se prête à une dramaturgie qui se plie volontiers au propos d’un écrivain ou d’un metteur en scène.
La décapitation selon Freud est une castration métaphorique et pour appuyer cette théorie — qui soit dit en passant aujourd’hui passe pour subjective, voire fantaisiste — il évoque le mythe de Méduse qu’il décortique pour appuyer sa thèse. Bref, Oscar Wilde écrit son roman au moment où Freud élabore ses théories psychanalytiques. Rien d’étonnant de retrouver une Salomé aux prises avec une libido dévastatrice et assumée exigeant la castration de l’homme qui n’a pas été subjugué par sa beauté comme les autres et qui, à un niveau de lecture plus métaphorique, décapite la religion sur l’autel de la psychanalyse.
Cet opéra est une œuvre charnière. À cheval sur deux siècles, il incarne des changements fondamentaux, tout d’abord dans le rapport des compositeurs à la musique, ensuite d’une société en pleine mue dans sa manière d’aborder la psyché et le religieux.
Katia Baltera
Info pratiques :
Salomé, de Richard Strauss, du 22 janvier au 2 février 2025 au Grand Théâtre de Genève
Mise en scène : Kornél Mundruczó
Direction musicale : Jukka-Pekka Sarastre
Avec Olesya Golovneva (Salome), Gábor Bretz (Jochanaan, John Daszak (Hérodes), Tanja Ariane Baumgartner (Hérodias) Matthew Newlin (Narraboth), Ena Pongrac (le page d’Herodias).
https://www.gtg.ch/saison-24-25/salome/
Photo : © Magali Dougados
[1] In Richard STRAUSS, Anecdotes et Souvenirs, trad. Pierre Meylan et Jean Schneider, Lausanne, éditions Cervin, 1951.