Les réverbères : arts vivants

Sans sur moi

Comme une odeur de Mozart : La fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre (la fin de toutes les choses / le début de toutes les autres), un spectacle « seule en scène » d’Emma Saba au Pavillon ADC.

À l’ADC, la scène s’impose, ronde et blanche. De suite, l’endroit indique que la forme rectangulaire de l’espace scénique est ici rangée dans les cartons pour raison d’obsolescence. Redéfinir les choses. C’est ainsi que les arts s’imposent en rendant les créations d’avant désuètes. Depuis Claude Monet qui représentait le caractère éphémère de la lumière, la tâche est vaste, jamais terminée. Issue de la volée 2022-23 de l’Abri, un lieu qui accompagne des artistes émergent·e·s de tous les horizons dans leurs projets, Emma Saba se saisit de quelques souvenirs de jeunesse pour développer son « Seule en scène » avec des airs de Mozart sur les lèvres.

Ce qui s’impose avant toute chose, c’est le silence, total, absolu de la salle avant le spectacle. Une attente de l’artiste sans raclement de gorge ni toussotement. C’est impressionnant. Des extraits de Cosi fan tutte et des Noces de Figaro forment l’incipit du spectacle. L’artiste nous propose la banalité du quotidien, de la chambre, de la cuisine, de ces endroits où, seul·e, on se surprend à chanter, à se déplacer parfois autrement que par l’utilité des choses. Ici, le chant est bien plus qu’une phrase, suivi par un couplet marmonné. C’est un véritable savoir dont l’artiste est imprégnée depuis son jeune temps. Alors, les airs se suivent, sans fausse note, sans trou de mémoire et sans la puissance d’une cantatrice… c’est inutile… on est chez soi. Chez soi… c’est-à-dire sans témoin, libre, sans « surmoi ».

La chorégraphie, qui s’accorde au chant, s’inspire de cette même simplicité, de cette même liberté qui s’accorde aux états émotionnels de la journée en y ajoutant la grâce des mouvements. C’est fluide, élancé, parfois burlesque au sens Silent comedy : Emma Saba impose son univers au ras du sol. Une bande-son de bruitage qui rappelle le Psychedelic Breakfast des Pink Floyd marque une fin, qui deviendra un arrêt brutal.

 

« Je voulais créer une rupture. Avoir du sang sur soi le permettait », me dit Emma Saba lors de notre entretien.

L’effet se présentant en primeur telle une blessure véritable de l’artiste fut foudroyant. Quand le sang apparaît, c’est bien une rupture du temps qui arrive, une déchirure du monde qui s’impose. L’artiste maîtrise parfaitement le déroulé de son solo.

Puis, les objets inanimés du quotidien qui n’ont d’importance que par leur fonction sont saisis tour à tour par l’artiste qui leur donne l’importance du détournement qu’elle leur impose. Une échelle, une plante verte, un ventilateur… L’arrosage devient douche, la douche devient flaque, la flaque devient l’eau de rinçage du sol. Une suite quotidienne elle aussi que l’artiste s’approprie, déforme, intensifie en y laissant une part d’elle-même, en affichant une nudité sans importance, une nudité sans fonction.

Ici, Emma Saba développe des personnes en mouvement encore une fois dans leur solitude. Le Surmoi ayant déserté les personnes, ne reste que le pouvoir du Moi en total liberté. C’est impressionnant, provoquant parfois, cependant cette liberté porte le danger du Hall de gare, du café, pas besoin de justifier les personnages et les actions, tout le monde passe sur les quais et les terrasses. Il aurait été souhaitable d’imposer une définition moins floue des personnes évoquées, car une personne, faute d’être un personnage, est toujours quelqu’un.

L’artiste termine son « Seule en scène » en jouant avec des vêtements déposés sur tout le périmètre de la scène. Pensés comme des matières pauvres, les tissus sont dégradés du nom de costume et retournent à la banalité pour terminer comme chiffon ou pattemouille. La banalité encore une fois ici mise en évidence comme le début de toute chose s’impose telle une forme de terreau où chacun peut y faire pousser et mourir ce qu’il désire. La fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre… C’est vaste, trop vaste.

Puis, la mort s’impose ou arrive. Les objets détournés retournent à leurs définitions premières, ainsi en va-t-il des choses et des hommes. Il y a parfois des moments artistiques difficiles à cerner parce que la qualité du travail présenté s’orne plus d’une originalité généreuse que d’une inventivité inédite. Cependant, Emma Saba lors de son « Seul en scène » offre à son public une émotion sincère.

Jacques Sallin

Infos pratiques :

La fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre d’Emma Saba au Pavillon ADC, du 1er au 3 novembre, dans le cadre d’Emergentia

Chorégraphie et interprétation Emma Saba

Photos : © Julie Folly

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

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